La thanatopraxie s'attache à donner au corps mort une place singulière. La personne n'est plus vivante, mais son corps – et surtout son visage – a conservé toute son humanité. La thanatopraxie suscite encore la vie pour qu'un peu d'attention, d'affection permette une dernière visite, un dernier adieu...

 

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Bacque-Marie-Frederique
Marie-Frédérique BACQUÉ, présidente de la Société de thanatologie, Pr de psychopathologie clinique
à l'université de Strasbourg.

La thanatopraxie est une discipline reconnue récemment, puisque ce substantif a été créé en 1960 par d'anciens membres de la Société de thanatologie, qui jugeaient le terme d'embaumement trop désuet et connoté d'égyptologie. Ce terme n'a pas, pour autant, fait école sur le plan international, puisqu'au Québec même où il a été créé, on appelle "thanatologues" les thanatopracteurs, ce qui engendre une singulière confusion avec les spécialistes interdisciplinaires de la mort et du mourir. Mais qu'à cela ne tienne, on trouve des soins donnés aux cadavres sur toute la planète, et cela, sans doute, depuis la nuit des temps.

 

Conserver le corps mort : une recherche planétaire

 

Des plaines glacées du néolithique aux grottes d'El Tabun en Israël, nous découvrons des sépultures, d'il y a environ cent vingt mille ans, de corps montrant des restes de "traitements" destinés à permettre encore quelques dernières relations, en attendant l'abandon final. Cent quinze mille ans plus tard, ce sont bien sûr les Égyptiens, autour desquels nous nous arrêtons, fascinés par les techniques, et quasiment la véritable "industrie" (cet artisanat est développé sur le mode d'une véritable chaîne) du procédé de momification, déterminant aussi bien le pouvoir économique que politique des familles, qui consacraient une part considérable de leurs revenus à cet espoir de l'au-delà.
 
L'espoir d'une vie après la mort a toujours hanté nos ancêtres, c'est pourquoi le corps, support de l'âme, véritable principe spirituel de l'homme, devait rester le plus longtemps possible dans un bon état de conservation, selon Françoise Biotti-Mache, historienne du droit. La question de la transcendance de l'âme grâce à la résurrection du corps est un point fondamental pour certaines cultures humaines ; en effet, de cette croyance découlent la morale d'une civilisation, sa considération du matérialisme ou de l'hédonisme, sa capacité au contraire à s'abstraire des conditions de la vie sur terre. Même l'abandon du corps au ciel (les sépultures aériennes sont les plus simples ; les oiseaux se chargent des restes) a un sens, et le corps, avant d'être exposé, fait toujours l'objet de rites d'oblation.


Ce qui permet de poser la question de ce qu'est véritablement la thanatopraxie.

 

La thanatopraxie, premier rite d'oblation ?

 

Pour certains, elle commence avec la toilette funéraire ; pour d'autres, elle consiste surtout en l'application de techniques, même si elles sont artisanales, ayant pour but la préservation du corps le temps des funérailles, mais le plus longtemps possible après, également. Une vision large, englobant tous les soins, permet de penser que les personnes les plus simples, les gestes les plus spontanés, permettent de donner au corps ces soins qui lui permettront de rester le support de l'attachement, voire de l'amour porté par ses proches, jusqu'à sa disparition hors de leur vue.

 

Cependant, nous ne pouvons pas rester naïfs face au désir de garder le corps – et surtout le visage – indemne, des hommes et des femmes de pouvoir, afin de prolonger leur ascendant.


Le cortège funéraire de Richard Cœur de Lion nous donne un exemple des premières thanatopraxies officielles. Son cœur est embaumé à Rouen, ses entrailles, à Châlus, où il aurait été mortellement blessé en 1199, et le reste à l'abbaye de Fontevrault. Les rois du Moyen Âge vont accepter de leur vivant le devenir, odieux pour nous, noble pour eux, consistant à les dépecer, à les décarniser, et à transférer ainsi leurs restes dans les lieux de France qui méritent leur protection. Mais ce qui nous choque aujourd'hui dans les différentes "préparations" de ces corps, en vue de préserver leur place symbolique et leur pouvoir, nous passionne cependant lorsque nous suivons les autopsies historiques du Dr Philippe Charlier (médecin légiste à Garches). Si la tête d'Henri IV n'avait pas été embaumée, si les restes d'Agnès Sorel n'avaient été conservés eux aussi à la basilique Saint-Denis (mais jetés sauvagement, comme les autres restes royaux, par les révolutionnaires de 1793), les Français n'auraient pas l'occasion de se pencher sur leur histoire et d'entamer des réflexions sur la politique, la médecine, la barbarie...

 

Les débuts de la thanatopraxie moderne

 

Les voyages extraordinaires réalisés grâce à la thanatopraxie antique sont, cependant, bien éloignés des nouvelles techniques. Même si le procédé de Jean-Nicolas Gannal (1791-1852), chimiste français, permet encore quelques conservations extraordinaires, comme l’embaumement d’Abraham Lincoln par Holmes, qui devient le père de la thanatopraxie américaine. Utilisée avec succès pendant la guerre de Sécession, pour permettre aux familles de retrouver leurs fils, frères ou pères morts au combat, la thanatopraxie trouve ses lettres de noblesse et sans doute son engouement aux États-Unis. Joaquin Lopez, thanatopracteur ayant exercé dans de nombreux pays, décrit les avantages "modernes" du procédé en soulignant combien il convient à notre époque. Il signe la démocratisation du procédé de conservation, il contribue à la demande croissante d'individualisation du soin aux morts, il modernise les entreprises funéraires en apportant une évolution technique, il devient même un marqueur du développement d'un pays !


D'une lutte médicalisée contre la thanatomorphose, à l'éthique du Care

 

Pierre Larribe, responsable juridique de la Confédération des Professionnels du Funéraire et de la Marbrerie (CPFM), évoque les techniques scientifiques de lutte contre la thanatomorphose. Il les situe dans le courant de médicalisation puis de "psychologisation" de la mort et du deuil. Pour lui, cette restauration joue un rôle primordial dans le besoin des proches de conserver de leur défunt une image, voire une attitude, rappelant encore la vie. Ne pourrait-on dire alors que la thanatopraxie réalise une phase transitionnelle entre la mort humanisée, celle qui reste tolérable (les endeuillés insistent pour trouver "beau", "paisible", "comme endormi", leur mort), et la mort déshumanisée, celle qui renvoie le cadavre au "tout autre", domaine de l'insupportable où la décomposition est plus que le passage vers un ailleurs, mais la transformation de l'humain en autre chose.
 
Demandons aux adolescents d'aujourd'hui ce qu'ils pensent des zombies, qui sont ces cadavres "vivants"… Appartiennent-ils à la catégorie des humains ? De quelle dette viennent-ils demander aux vivants de s'acquitter ? Pierre Larribe insiste sur les subtilités de ce métier, cachées derrière les difficultés à se représenter la mort. Elles ont été mises en image par Joaquin Lopez, dans ce beau film "Curriculum Mortis", réalisé par Lionel Monnier, qui retrace comment le professionnel accepte ce corps à corps, dans une suite de gestes et de mots qui permettent un dernier échange avec le mort. Oui, la thanatopraxie relève du Care, le soin d'autrui, et en cela, elle déploie une véritable éthique...

 

Et les femmes thanatopractrices ?

 

Aurore Fleutot et Claire Sarrazin exposent, sans ambages, leur propre expérience de la thanatopraxie. Les femmes sont plus présentes dans la profession, elles apportent non seulement leurs compétences, mais aussi, au regard des attentes des endeuillés, leur réalisme, qui les fait apprécier particulièrement. Ici, nous voudrions souligner que l'approche masculine ou l’approche féminine sont également compétentes ; cependant, ce sont les projections des familles sur les soins apportés par un homme ou par une femme qui vont faire toute la différence. Satisfaire ces demandes est-il facteur d'épuisement professionnel ? Sans doute pas. En revanche, Aurore Fleutot évoque les conditions de travail très difficiles des thanatopracteurs libéraux : appels téléphoniques à toute heure, familles éplorées et inquiètes, transport difficile de lourdes valises de produits, travail dans des locaux exigus, indifférence des autres professionnels. L'idéalisation du métier, accompagnée de la dureté physique et psychologique du travail avec la mort et les morts, le stress de mal faire sont des conditions à l'origine d'une fatigue et d'une perte d'élan qui peuvent se transformer en dépression chronique.

 

Cynthia Moreau, vice-présidente de la Société de thanatologie, apporte une réflexion non moins originale sur les motivations pour devenir thanatopracteur. Après plus de 210 entretiens en cinq ans, son analyse thématique retrouve, parmi les motifs les plus fréquents pour devenir thanatopracteur : un deuil passé très investi (en plus ou en moins), le désir d'exercer une profession esthétique, parfois une fascination de la mort, des difficultés d'orientation ou une compensation d'études jugées trop difficiles comme celles de médecin légiste, le choix d'un travail original et même singulier, résultant d'un échec d'orientation ou d'une reconversion après un long épisode de travail en tant que soignant, enfin une vocation assumée ou subsumée pour raison familiale ou après immersion dans les cinq saisons de "Six Feet Under"... De plus en plus d'anciens infirmiers, aides-soignants, ambulanciers s'intéressent à la thanatopraxie, et ceci n'est pas pour nous étonner devant l'extrême médicalisation de ce métier, rejoignant par là celle de la mort et du mourir.

 

Un soin du corps dans une ritualité "opératoire" ?

 

Jusque dans les années quatre-vingt, la toilette mortuaire était pratiquée par une toiletteuse aidée de quelques femmes. Selon Laurence Hardy, sociologue à Rennes, ce rite "d’entrée" (dans l'au-delà) était orienté vers le défunt, afin de lui offrir une accession à la vie éternelle. Progressivement, la médicalisation de la maladie, puis de la mort, a vu le thanatopracteur, spécialiste des soins de conservation, remplacer la toiletteuse et, de plus, n’intervenir plus seulement autour du corps mais dans le corps. Le sens de la toilette s'est alors inversé : cette dernière "re-présentation" ressemble beaucoup plus à un rite de sortie de la vie qu'au traditionnel rite d'entrée dans le groupe des défunts.


Damien Leguay, coprésident du Comité d'éthique du funéraire, renforce ce constat dans sa vision post-moderne du corps mort. Il considère la thanatopraxie comme un double geste d’attention au corps, dédié à soi et aux autres. Attention aux survivants, certes, mais aussi attention au futur défunt qui offre sa dernière image travaillée comme une offrande. L’artifice lui semble d'autant plus nécessaire que le corps devient l’horizon indépassable de l’individu égotiste occidental. La nouvelle ritualité funéraire, tant appelée par nos concitoyens, constituerait alors l'alpha et l'oméga du geste terminal. Elle ne serait cependant qu'une ritualité non engageante, opératoire, efficace, mais sans symbolique. Ce nihilisme d'une ritualité en "pilote automatique" nous semble bien pessimiste, d'autant que, si les rites s'effacent, la parole, elle, s'infiltre en discours dans toutes les cérémonies. La parole contre le corps ? La parole est en effet encore plus éphémère... Heureusement, il nous reste les enregistrements et les appareils photo des téléphones portables...


Marie-Frédérique Bacqué

Instances fédérales nationales et internationales :

FNF - Fédération Nationale du Funéraire FFPF - Fédération Française des Pompes Funèbres UPPFP - Union du Pôle Funéraire Public CSNAF - Chambre Syndicale Nationale de l'Art Funéraire UGCF - Union des Gestionnaires de Crématoriums Français FFC - Fédération Française de Crémation EFFS - European Federation or Funeral Services FIAT-IFTA - Fédération Internationale des Associations de Thanatoloques - International Federation of Thanatologists Associations