Accident d’hélicoptère en Argentine. Et si l’emballement médiatique allait à l’encontre d’une juste compréhension des processus du deuil ?

 

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Damien Le Guay, philosophe,
maître de conférences à HEC,
président du Comité National
d'Éthique du Funéraire.

Mi-mars, nous avons assisté à une mort en direct, un accident d’hélicoptère en Argentine avec, à son bord, des sportifs connus, comme Florence Arthaud, Camille Muffat et Alexis Vastine. Nous voudrions ici, après ce drame, prendre un peu de recul par rapport à l’événement et critiquer l’attitude des médias vis-à-vis des processus de deuil.

I – Pendant deux jours, une affolante logique médiatique s’est mise en place

Un emballement qui s’est déployé d’heure en heure, surtout dans les médias en continu qui font appel à l’image, aux images, aux "réactions à chaud". C’est comme si l’émotion légitime de ce drame (et qui concerne, avant tout, les familles, les tout proches, les amis du premier cercle) avait été alimentée en permanence par d’autres émotions de compassion, de deuil, d’amitié, de souvenirs de tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, connaissaient un peu moins les sportifs qui viennent de mourir. Généralement, le deuil donne naissance à une retenue gênée, une réserve incertaine, une pudeur discrète. Là, au contraire, nous avons assisté à une inflation émotionnelle, à une sorte d’expression hyperbolique de condoléances foisonnantes qui, peut-on le craindre, seront aussi puissantes pendant deux ou trois jours qu’elles finiront par se perdre dans les sables d’une actualité qui chasse la précédente.
Il faut dire que nous étions en présence d’un drame pur. Les accidents d’hélicoptères sont absurdes. La mort de jeunes gens fauchés en pleine gloire est pathétique. La mort en même temps de dix personnes est le summum de l’incompréhension, surtout s’il s’agit, en plus, de trois sportifs connus. Tous les éléments étaient réunis pour alimenter la machine émotive, le moulin à prières compassionnelles, le commentaire du commentaire des commentaires. Et si vous ne dites rien, vous devenez indifférents au drame qui est censé "endeuiller" la France tout entière.

II – Des réserves s’imposent. Lesquelles ?

Ne faut-il pas, en matière d’émotions de mort, garder raison, garder la juste proportion des choses ? N’est-on pas en droit de se demander si, d’une certaine manière, nous n’avons pas assisté à une sorte de saturation médiatique qui peut, en retour, provoquer un dégoût assez rapide, un rejet par overdose, une indifférence pour "en faire trop" ? N’est-il pas excessif de considérer que "la France est en deuil" quand il s’agit, surtout, pour l’immense majorité des gens, tout au long du mardi 10 mars 2015, d’une somme de petites peines individuelles, de compassions lointaines, de solidarités humaines pour les parents et les amis de ceux qui ne sont plus là. Mais un deuil est d’une autre nature. Il suppose un ébranlement affectif profond pour des gens aimés, connus et qui font partie intégrante de la mémoire des endeuillés.
Ces trois sportifs, pour familiers qu’ils étaient aux Français – et encore ! qui les connaissait au-delà de leurs exploits sportifs ? –, faisaient partie du paysage médiatique qui est d’un ordre différent du paysage intérieur de chacun. Les médias ne finissent-ils pas par croire qu’ils "façonnent" l’univers imaginaire des individus au point de considérer qu’un deuil personnel mais surtout médiatique affecte tous les Français comme s’ils avaient tous perdu "la fiancée de l’Atlantique", à savoir Florence Arthaud.
Loin de moi l’idée de remettre en cause la peine du premier cercle, le drame des amis proches et des familles. Tous ces gens sont à plaindre. Ils ont vécu et vivent une tragédie d’arrachement, un cataclysme inhumain. Il faut penser à eux, leur témoigner du respect, prier pour eux, si on considère que la prière est de mise. Tout cela est indiscutable. Mais, entre ce petit cercle de gens endeuillés et soixante-cinq millions de Français, comment articuler une juste information qui ne soit ni trop discrète ni trop emphatique. Selon quelle logique fait-on d’un "fait divers" un "fait national" ? Comment fait-on d’un deuil singulier, tragique pour quelques familles, un deuil pour soixante-cinq millions de personnes ? N’y a-t-il pas une part d’excès, d’excessif qui renforce l’idée que "tout ce qui est excessif est insignifiant" ? L’excès d’émotion du mardi sera chassé, mercredi ou jeudi, par d’autres émotions et d’autres drames, qui sont égrenés par les médias de jour en jour.

III – Ce surcroît d’émotions mortuaires n’est-il pas pour partie toxique ?

Pensons aux effets collatéraux de ces expositions massives aux ondes mortuaires qui, par les injections informationnelles en continu, ont, durant toute la journée du mardi 10 mars 2015, atteint tous les Français dans leur vie quotidienne, comme s’ils devaient suspendre leurs propres émotions pour s’accorder aux émotions de ces trois ou dix familles endeuillées. Quelle attitude adopter face à ces drames que nous avons ingurgités à hautes doses cathodiques ? Face à cette saturation, nous demeurons dans une sorte de passivité d’abattement, de tristesse impuissante. Car, vis-à-vis de ce drame, nous n’y sommes pour rien. Nous n’y pouvons rien. Nous n’avons rien à en penser, sinon à nous mettre au diapason de ce deuil. Il nous est même impossible (sous peine d’être taxés d’égoïstes) de ne point adopter une attitude chagrinée. Quand la pensée est désarmée, l’émotion finit par nous envahir, comme d’un liquide salé, triste et passablement écœurant.
Or, souvenons-nous des évènements de janvier dernier. Là aussi, nous avons été suspendus à un drame national, celui de Charlie Hebdo, qui, lui, était un attentat terroriste islamique, un attentat antisémite, un attentat contre des valeurs à défendre. Lui, demandait une réaction, qui est venue le 11 janvier. Lui, supposait une réflexion et donnait "matière à penser". Ces longs jours ont eu un effet anxiogène. Abasourdis, les Français subissaient une peine infinie. Traumatisés par tant de haine, ils ont accumulé une tristesse immense. Ce premier "deuil national" de l’année a conduit, aussitôt après, à une augmentation significative (de l’ordre de 18 %) de la consommation d’anxiolytiques en France, ce qui est énorme et montre bien que le climat médiatique, par son ampleur et l’effet anxiogène qu’il a sur les Français, finit par produire des effets dépressifs à l’échelle d’une nation tout entière.
Des émotions tristes, quand elles saturent l’espace médiatique, minent "le moral des Français". Il faut d’autant plus penser à cette responsabilité médiatique qu’une émotion de deuil aussi massive que celle que nous avons connue le 10 mars, et qui laisse si peu de place à d’autres informations, conduit à des effets négatifs en chaîne. En janvier dernier, la psychologue Hélène Romano s’était, à juste titre, insurgée contre cette manière médicamenteuse de traiter ces traumatismes. Un trauma conduit normalement à pleurer, à se défendre, à s’exprimer. Or, si une tristesse est considérée comme "pathologique", et donc "anormale", elle n’arrive plus à se dire, à "sortir" de soi et finit par devenir dépressive. Tel est le sort réservé, malheureusement, aux effets des chagrins nationaux alimentés par une surexposition médiatique. Il faut s’en rendre compte.

IV – Quel type de leçon pouvons-nous tirer ?

Il ne faudrait pas croire que le "deuil national" soit de nature à familiariser de nouveau les Français avec la mort. Au contraire. Ce drame provoque une réaction épidermique provoquée ou répercutée ou amplifiée par les médias. Cette levure d’émotions est immédiate. Elle ne dit rien du chagrin ni même des processus de deuil. D’une certaine manière, osons ce paradoxe : c’est pour en parler trop (dans l’irréalité médiatique) que nous nous complaisons à n’en rien dire d’authentique dans le quotidien, dans nos vies personnelles, à l’égard des 550 000 Français qui meurent chaque année.
Une chose est de comprendre ce qu’est un deuil, une autre chose est de nous prendre à la gorge, de nous obliger à réagir, à être émus, comme si cet accident d’hélicoptère entrait, sans le vouloir, dans la logique de la télé-réalité car, n’oublions pas qu’il s’agissait, là-bas, de tourner une émission de télé-réalité. Demandons-nous jusqu’à quel point ceux-là mêmes qui font ces émissions de télé-réalité distinguent la réalité de la télévision. Le mardi 10 mars nous avons vu, dans le journal télévisé de TF1, Louis Bodin (qui devait présenter l’émission de télé-réalité pour laquelle toutes ces personnes avaient été transportées en Argentine) s’exprimer en duplex d’Argentine avec, derrière lui, en même temps qu’il parlait, les débris des deux hélicoptères. N’y avait-il pas là une indécence que seul un homme de télé-réalité n’envisageait même pas. Malgré le drame et les dix morts, n’était-il pas "dans" cette "télé-réalité" sans même s’en rendre compte, sans même respecter les minutes de silence, sans même quitter ces lieux qui avaient été profanés par la mort de toutes ces personnes ? Voilà qui en dit long sur cette logique de la télé-réalité, qui n’arrive même pas à s’interrompre face à dix morts.

Damien Le Guay

Philosophe, Damien Le Guay est président du Comité National d’Éthique du Funéraire (CNEF), membre du comité scientifique de la SFAP (Société Française d’Accompagnement et de soins Palliatifs), il enseigne à l’espace éthique de l’APHP et il vient de faire paraître (octobre 2014) un livre sur les soins palliatifs et l’accompagnement en fin de vie : "Le Fin Mot de la vie – contre le mal-mourir en France", aux éditions du Cerf.

 

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