"Il n’y a de mort complète que pour qui prend le goût de mourir."
Antonin Artaud, "L’Ombilic des limbes"

 

 

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Lolita M’Gouni, agrégée en
arts plastiques et docteur
en arts et sciences de l’art
de l’université Paris 1-
Panthéon-Sorbonne.

Dans le langage populaire, le "croque-mort" est le surnom désignant les employés des pompes funèbres chargés de la mise en bière des cadavres et de leur transport au cimetière. L’expression aurait pour étymologie légendaire le fait de croquer le gros orteil du défunt pour vérifier qu’il est bien passé de vie à trépas. On raconte également que cette dénomination aurait pour origine le fait que l’on utilisait un crochet "croc" pour manipuler les cadavres lors de la grande peste noire du XIVe siècle.

Blanquet - artwork - 2 fmtBlanquet – artwork – 2015 – tapestry "La beauté bafouée"

Le dictionnaire de l’Académie française donne une tout autre origine au terme et explique que "croque" vient de croquer qui, au sens figuré, signifie "faire disparaître", en précisant que l’appellation est également très proche du mot "sarcophage", issu du grec ancien, et qui signifie "mangeur de chairs". Ainsi, le croque-mort serait tout simplement "celui qui fait disparaître les morts", c’est-à-dire qui les enterre, tout en pouvant être amené à les déterrer.

En biologie, le terme "croque-mort" désigne parfois des vers ou des insectes nécrophages, et il existe même une étrange "guêpe croque-mort", spécimen "Deuteragenia ossarium" découverte en 2014 protégeant ses larves en bouchant l’entrée du nid avec des carcasses d’insectes. Dans le domaine artistique enfin, on dit que l’on "croque" un dessin lorsqu’on réalise un croquis, une ébauche liminaire, les premiers contours d’une forme.

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Ces brèves définitions ici rassemblées correspondent parfaitement à l’artiste prolifique Stéphane Blanquet, qui littéralement "croque", puis dessine la mort à la plume, avec toute la patience que nécessite la technique, tout en s’occupant des cadavres nés de son imagination. Son œuvre kafkaïenne, torturée, fine et élégante, s’inscrit dans la lignée de la très ancienne tradition que constitue la représentation de la mort dans l’art, et fait osciller notre regard, entre attirance et répulsion.

Né en 1973, Stéphane Blanquet descend quotidiennement dans les sépultures imaginaires de sa confection mentale, desquelles il déterre les monstres, gisants et autres cadavres qui viendront ensuite saturer l’espace de la feuille. Son travail minutieux s’orchestre dans une sorte de crypte où s’amoncellent et grouillent des lombrics, mouches, dentelles, velours, mandibules et corps pourrissants.

Il y a quelque chose d’Antonin Artaud dans l’œuvre de Blanquet, laquelle est faite de représentations de corps sécables et divisibles, générateurs de miasmes. Toujours intrigant dans la vie réelle, le corps, pour Artaud comme pour Blanquet, est un universel mystère, un sac de déchets, une véritable usine où chaque organe ne s’arrête pas à une fonction biologique et prend alors un statut expressif, dévidant sur le monde environnant ses émanations les plus malodorantes. Le support de Blanquet, papier ou toile, devient alors une scène, un plateau, un petit théâtre d’ombres, où les corps semblent évoluer en tant que machines autonomes.

Ce que voit Blanquet n’est pas un regard au-dehors, qui s’inscrirait dans une relation "physique-optique". Ses dessins fourmillants dépassent la surface des choses, et, pour reprendre les termes du philosophe Merleau-Ponty, ils arrachent littéralement la surface, "crevant la peau des choses pour montrer comment les choses se font choses et le monde monde(1)". Ainsi, son œuvre salutairement dérangeante, dans un dédale organique, célèbre ce que l’on s’ingénie à vouloir taire et cacher et que nous repoussons toujours un peu plus loin "derrière les coulisses de la vie sociale (2)" : la mort et ses avatars.

L’univers graphique de Stéphane Blanquet a séduit de nombreux journaux et magazines français (Libération, Le Monde, Les Inrockuptibles...) et son œuvre est régulièrement présentée dans le monde entier de Paris à Singapour en passant par Tokyo.
Agrégée en arts plastiques et docteur en arts et sciences de l’art de l’université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, Lolita M’Gouni se fait également connaître sous l’appellation "LMG Névroplasticienne". En septembre 2015, elle inaugure sa chronique – Mort et Création – pour Résonance Funéraire et signe ici son troisième article pour le magazine.

 

Lolita M’Gouni

Nota :
(1) Maurice Merleau-Ponty, "L’Œil et l’Esprit", Paris, Éditions Gallimard, 1960, p. 61.
(2) Norbert Elias, "La Solitude des mourants", Paris, Éditions Christian Bourgeois, 1998, p. 70.

Résonance n°115 - Novembre 2015

 

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