Quel devenir pour les profils socio-numériques ou pourquoi créer des cimetières ou mémoriaux virtuels… ?

 

Proposition 5 - Résona fmtQue deviennent nos données numériques après notre mort ?

Les avons-nous transmises, et pourquoi ? Quel devenir de nos nombreuses traces numériques qui survivent après notre mort ? Avons-nous des usages du numérique liés à la perte d’un être cher, et si oui quels sont-ils ? Dans quelle mesure le numérique change-t-il nos pratiques funéraires ? Quelle vie numérique après la mort ou encore quelle immortalité nous réserve le numérique ? En raison de l’explosion du numérique et des "big data" tout comme de la politique algorithmique qui rythme notre vie, ces questions sont d’une actualité brûlante. Elles interpellent aussi bien les acteurs du funéraire – comme en témoigne le dernier colloque du SIFUREP(1) dédié au funéraire et aux nouvelles technologies – que le monde de la recherche.

Le projet ENEID – Éternités numériques – financé par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) et réunissant l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, l’Université de Technologie de Compiègne et l’Université Paris 13, et notamment l’enquête statistique "Usages du web & éternités numériques", a justement pour ambition de répondre à ces questions. Cette enquête novatrice a pour objectif de comprendre le rôle du numérique dans le rapport à la mort. Plus précisément, elle interroge la transmission et le devenir de nos traces ou profils socionumériques pléthoriques tout comme la manière dont le  Web change notre rapport au deuil et aux souvenirs ou encore nos pratiques funéraires...

Ces questionnements sont bien au cœur de l’actualité lorsque l’on sait, selon la CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés), qu’un utilisateur de Facebook sur cent dans le monde serait décédé(2) et que tout laisse à penser que, si les comptes sont maintenus, il y aura, à terme, plus de morts que de vivants sur ce réseau socionumérique. Au-delà de ces évolutions numériques, c’est l’ensemble du marché funéraire qui, selon le CRÉDOC(3) (Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des Conditions de vie), connaît une évolution significative car le numérique y gagne du terrain. Le numérique a en effet bouleversé non seulement les pratiques sociales quotidiennes mais aussi nos pratiques rituelles et commémoratives. Plus encore, c’est le rapport à la vie biologique – autrement dit le rapport au corps de l’individu et à son existence matérielle – que questionne le numérique et la possibilité d’une immortalité ou vie éternelle via une présence numérique intemporelle ou atemporelle.

S’agissant des pratiques rituelles commémoratives, le cimetière virtuel ou le mémorial numérique constituent bien un paroxysme en la matière. Cette nouvelle forme commémorative numérique permet aux deuilleurs de se rendre sur un site  Web qui, dans l’apparence, offre des services rappelant ceux que se voient proposer les endeuillés se rendant dans un cimetière traditionnel. En réalité, les possibilités offertes par ces nouveaux services sont plus nombreuses : mémoriaux aux codes QR – offrant la possibilité à tout visiteur de cimetière équipé d’un smartphone ou d’une tablette de se connecter à un ensemble d’informations sur le défunt –, sites de conservation et de partage de données numériques (E-mylife, Edeneo, Geneanet…), sites de services funéraires ou nécrologiques (Avis-de-deces.net), sites de services funéraires pédagogiques et réglementaires (Funeraireetvous.com) ou encore cimetières ou mémoriaux virtuels (lecimetiere.net(4), Paradis Blanc) permettant de déposer des hommages ou doléances. Des cimetières virtuels qui offrent notamment aux visiteurs la possibilité de partager leurs expériences du deuil avec d’autres endeuillés plus ou moins éloignés du lieu physique de sépulture du défunt, voire de matérialiser ce lieu en cas de crémation du disparu et de dispersion de ses cendres ; pratique toutefois moins répandue depuis la loi sur la crémation du 19 décembre 2008. Toujours est-il que cette forme virtuelle d’hommages reflète bien l’évolution qu’apporte le numérique au sein des marchés funéraires et dans les rituels autour de la mort.

Si l’"immatériel" constitue encore une nouveauté dans le monde funéraire en France au niveau théorique, cela n’est pas le cas à l’échelle internationale, où les "Death Studies", au même titre que les autres spécificités des études culturelles, se penchent depuis quelques années sur la manière dont le numérique modifie certes les pratiques de deuil mais aussi la préparation de sa propre mort pour tout individu présent sur le  Web. De même, si la création de mémoriaux numériques ne semble pas encore avoir fait ses preuves en France, les pages Facebook commémoratives consistant à transformer le compte d’un défunt en mémorial – fonction créée par le géant Facebook depuis 2009 – ont fait couler beaucoup d’encre. Cette fonctionnalité a par ailleurs été interrogée dans l’actualité récente concernant les événements du 13 novembre 2015, quant à savoir ce que devaient devenir les pages Facebook des victimes des attentats. Le 17 novembre, le journaliste Charles Faugeron posait la question du devenir des données numériques(5) au regard de l’ensemble des fonctionnalités proposées par Facebook : devraient-elles devenir des pages d’hommages, autrement dit des mémoriaux uniquement accessibles aux endeuillés déjà "amis" avec le défunt ? Rester ouvertes ou être fermées par un tiers, etc. ?

À travers la publication d’hommages, ces exemples montrent à quel point le  Web peut constituer un terrain d’expression pour soulager la douleur du deuil, mais aussi préparer sa propre mort en pensant à la transmission de son patrimoine numérique, et notamment ses comptes ou profils en ligne. Aussi plusieurs grandes industries du  Web ont-elles initié la réflexion ; Facebook ayant créé en 2015 la possibilité de transmettre son compte à un légataire (legacy contact) après sa mort, ou Google celle d’un gestionnaire de comptes inactifs. Au-delà de ces dimensions juridiques, éthiques ou patrimoniales, ce sont les relations avec les morts qui sont ici transformées.

La communication avec les morts est en effet bien au cœur des questionnements de ces cimetières virtuels et mémoriaux numériques. Ainsi, les adresses aux défunts ne peuvent là que nous interpeller. Que les individus postant des messages aient ou non l’intention d’entrer en contact avec le défunt – il peut en effet s’agir d’un effet de style, d’une façon de soulager sa peine à la manière d’un journal intime, ou bien tout simplement de s’adresser réellement à la personne disparue… –, les messages publiés lui sont souvent adressés directement, laissant à penser que ce sujet n’est plus la chasse gardée de la religion ou de la psychologie(6) et que la mort ne serait plus un tabou en France. Ainsi, le monde des morts serait dès lors intrinsèquement lié à celui des vivants par des liaisons socionumériques et par une identité sociale que les vivants continuent à construire et qui confère une existence au défunt...

Relations avec le défunt et persistance de l’identité socionumérique de ce dernier font "in fine" écho à la recherche de l’immortalité, manière de défier la mort chère à la Grèce antique… En témoigne l’exemple des coffres-forts numériques permettant aux internautes de se créer et de gérer une "forme de survie hybride […] à mi-chemin entre l’imaginaire et la réalité physique"(7). Ainsi, le numérique ne permettrait-il pas de donner vie à cette quête d’immortalité ?...

Votre participation à ce projet, qui concerne chacun-e d’entre nous ayant une présence sur le  Web, est plus que précieuse pour faire avancer la recherche sur ces questions. Chaque réponse supplémentaire permet d’affiner les données. La restitution de ce travail permettra de connaître l’avancée des réflexions sur ce sujet et d’apporter des éléments de réponse aux questionnements que chacun-e peut avoir sur sa propre expérience de la mort, ses relations aux défunts ou sa postérité numérique…

Hélène Bourdeloie & Mathilde Petit

L’équipe universitaire
Hélène Bourdeloie, responsable de l’enquête "Usages du web & éternités numériques", maître de conférences, Université Paris 13 - Sorbonne Paris Cité
Lucien Castex (ingénieur de recherche), Laurence Larochelle, Morgane Mabille, Orianne Pellois, Mathilde Petit.
Fanny Georges, Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, coordinatrice du projet ENEID - Éternités numériques.

Pour répondre à cette enquête, il suffit d'aller à l'adresse suivante : tiny.cc/eneid21ac.

Pour en savoir plus sur le projet ENEID – Éternités numériques – :
http://eneid.univ-paris3.fr/node/15

 

Nota :
(1) Colloque du Sifurep (Syndicat Intercommunal Funéraire de la Région Parisienne), "Funéraire et nouvelles technologies : véritable bouleversement des usages ou simple effet de mode ? Quelle place pour le service public ?", 13 octobre 2015. Pour en savoir plus :
http://www.sifurep.com
(2) http://www.cnil.fr/linstitution/actualite/article/article/mort-numerique-peut-on-demander-leffacement-des-informations-dune-personne-decedee/
(3) Siounandan Nicolas, "La montée de l’immatériel dans les pratiques funéraires", "Consommation et modes de vie" n° 270, CRÉDOC, octobre 2014
(4) http://www.lecimetiere.net/index.php
(5) https://fr.news.yahoo.com/attentats-de-paris-que-deviennent-les-profils-facebook-des-personnes-disparues-112900335.html
(6) Sur ce sujet, voir : Despret Vinciane, "Au bonheur des morts". "Récits de ceux qui restent", Paris, La Découverte, coll. "Les Empêcheurs de penser en rond", 2015.
(7) Gamba Fiorenza, "Vaincre la mort : reproduction et immortalité à l’ère du numérique", in "Études sur la mort", n° 147, p. 169/179, 2015.

Résonance "Hors-série" Spécial Cimetière - Décembre 2015

Instances fédérales nationales et internationales :

FNF - Fédération Nationale du Funéraire FFPF - Fédération Française des Pompes Funèbres UPPFP - Union du Pôle Funéraire Public CSNAF - Chambre Syndicale Nationale de l'Art Funéraire UGCF - Union des Gestionnaires de Crématoriums Français FFC - Fédération Française de Crémation EFFS - European Federation or Funeral Services FIAT-IFTA - Fédération Internationale des Associations de Thanatoloques - International Federation of Thanatologists Associations