"Nous en sommes là : une société qui n’accorde plus de place, ou si peu, au temps des funérailles." Daniel Latulippe

 

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Méziane Benarab, directeur
général de l’Office Français
de Prévoyance Funéraire
(OFPF).

1 - La dématérialisation de la mort du domicile à l’hôpital

La France enregistre, depuis quelques années maintenant, une moyenne de plus de 540 000 décès annuels. Si on additionne la composante moyenne de la famille, directement affectée par la perte d’un proche, au nombre de décès annuels, ce sont plus de 2 millions de Français affectés annuellement par un deuil. Élargie aux proches, cousins et parents par alliance, la communauté des endeuillés approcherait alors les 20 millions de personnes concernées par un décès. Mais au fond, à quoi bon quantifier la population endeuillée ? Afin de mesurer la réalité sociale du deuil ? Ce serait un vain calcul et un chemin détourné pour ne pas faire face à une simple réalité : l’ensemble de la population a été frappée une fois ou à plusieurs reprises par ce drame.
 
Pourtant, au nombre de décès enregistrés, on verrait plus souvent des cérémonies funéraires ici et là, et la population endeuillée plus visible. Rien de tout cela, nous vivons une époque qui donne l’impression d’étouffer la mort, mieux encore, de la cacher, de l’occulter. C’est certainement l’aspect le plus frappant de la mutation du deuil dans la société contemporaine. Un bref retour historique nous rappelle tout le poids de la réalité coutumière du deuil, fait familial vécu dans le regroupement et le soutien des proches. Les cortèges funéraires se déroulaient à pied dans les rues de la ville. C’est d’ailleurs en raison de la gêne occasionnée par la constitution de convois funéraires sur la voie publique que bon nombre de communes ont créé la fameuse taxe de convoi.
 
Paradoxalement, dans certaines grandes villes, cette dernière est encore perçue, mais également pour les départs de corps à partir des établissements de santé ou des chambres funéraires. Jusqu’à une période récente, dans le Nord, on identifiait les domiciles portuaires par des tentures, signes de deuil et de ralliement pour les amis et les proches. De cette pratique coutumière, il ne restera que la distribution des mortuaires par des employés des pompes funèbres.
 
Ce côté fastueux s’est éclipsé

Des services funéraires sont organisés dans l’anonymat le plus complet. Le rite religieux a également perdu de son influence au profit de cérémonies dites "civiles". Certains professionnels se sont récemment interrogés sur ce qu’il restait de l’appellation "pompes funèbres", dans la mesure où la sobriété, qui se confond souvent avec la discrétion, a laminé l’aspect cérémonial.
 
La crise économique a engendré une nouvelle approche du deuil par les familles, et la déréglementation du service public des pompes funèbres une nouvelle liberté. Unanimement, familles et législateur ont tant espéré de cette ouverture à la concurrence à même d’agir comme levier mécanique de baisse des prix. La surprise est énorme au sortir de ce processus : les prix des prestations funéraires ont grimpé de plus de 30 % en dix ans.
 
Dès lors, les effets de la crise sur les budgets des familles conjugués à l’inflation des prix des prestations funéraires ont contribué à donner au deuil une autre dimension. La société de consommation laissant croire que la mort n’arrivant qu’aux autres, les familles ont vécu dans l’insouciance et l’ignorance de ce fait social. Mieux encore, on a préféré l’occulter, car le deuil a changé de positionnement. Ce n’est pas tant l’aspect psychologique du deuil qui est redouté, mais beaucoup plus son impact économique sur l’équilibre financier familial.

Cette évolution laisse apparaître un autre phénomène : l’art de négocier le prix d’un enterrement ou d’une crémation. Les nouvelles technologies de l’information ont donné aux familles les moyens de comparer les prix en instantané. Le téléphone mobile devient alors le support comparateur de tarifs. Pendant ce temps, quelle est la place consacrée au travail de deuil ? Insignifiante, pour ne pas dire dérisoire. À mesure de négociations âpres, le deuil s’en trouve réduit à sa plus simple expression, réduisant du coup les dépenses liées au souvenir et au cérémonial.
 
À l’occasion de certains deuils, c’est une véritable course contre la montre qui est engagée. Il faut faire vite, parfois même en passant outre la qualité des prestations et services. Parfois, le chemin le plus court est emprunté, de l’hôpital au cimetière.
 
Tous ces faits mettent en valeur le processus de la dématérialisation du deuil. Le deuil est détaché de la cellule familiale, et n’est même plus connecté aux pratiques coutumières et aux rites funéraires.

Ce sont les établissements de santé qui vont incarner le plus cette dématérialisation du deuil

En effet, près de 80 % des Français décèdent en milieu hospitalier. Très peu de décès survenant au domicile, les familles n’ont plus cette possibilité d’accompagner leurs proches jusqu’au bout, au dernier souffle.
 
De nos jours, l’hôpital et les équipes médicales – médecins, infirmiers(ères) – assument la prise en charge totale du malade mourant. Des équipes d’accompagnateurs bénévoles, assurant un travail remarquable, ont pris le relais des familles. La sur-occupation générée par les temps modernes fait que, de nos jours, les enfants confient leurs parents à la maison de retraite, puis à l’hôpital pour l’ultime étape. On assiste à distance à l’agonie d’un proche, sans repères et sans se donner l’ultime chance de glaner quelques mots ou messages, sans même donner une caresse et sentir la dernière chaleur de l’être cher.
 
La froideur des chambres mortuaires des établissements de santé illustre très bien cette dématérialisation du deuil. Le corps est exposé dans une salle sans âme ni chaleur, le temps d’un instant savamment alloué par le personnel hospitalier. C’est de ce lieu que la dépouille sera acheminée vers sa destination finale.
 
Enfin, il convient de relever que le deuil dans la société contemporaine a été marqué par la communautarisation de la mort, résultat de la montée en puissance des communautés ethniques ou religieuses. C’est le phénomène marquant de ces dernières années, comme l’incarne le débat sur les carrés confessionnels dont certains, comme aux cimetières de Thiais, sont aménagés sur des terrains issus de reprises de concessions. Le paradoxe de ce processus de communautarisation se situe à ce niveau. Comment intégrer des espaces confessionnels dans l’espace républicain et laïc que constitue le cimetière ?
 
Cette mort, qui se détache de la société, est en réalité en quête de resocialisation.

2 - Une société qui veut tuer le deuil par le silence
 
"Nous avons tenté de tuer la mort par notre silence." Freud

La télévision a banalisé la mort et en fait un jeu
 
La télévision est l’artisan majeur du déni de mort entretenu par la société contemporaine. À coup de diffusion de fictions, de reportages et d’émissions, elle a contribué à en faire un sujet banal. La diffusion, à profusion, d’images de guerre, de tremblements de terre, d’attentats et de catastrophes naturelles concourt à l’éjection de la mort du champ social.
 
Commençons d’abord par cette émission de télévision qui défraya la chronique et alimenta les débats. Le 17 mars 2010, France 2 diffuse un documentaire de téléréalité, "Le Jeu de la mort", où 81 % des candidats à un jeu télévisé actionnent des manettes susceptibles d’administrer des chocs électriques mortels à une victime consentante. Il s’agit bien entendu d’une mise en scène voulant démontrer l’étendue du pouvoir du petit écran à fabriquer de la soumission à l’autorité.
 
Sous prétexte d’expérimentation, non plus en laboratoire mais en direct, la télévision offre en cette soirée un spectacle inédit de la mise à mort de la mort. Comment peut-on, à une heure de si grande écoute, diffuser un tel spectacle si ce n’est par souci de recherche d’une plus grande audience ? Les critiques qui ont suivi cette diffusion sont à la hauteur de la déception engendrée auprès de l’opinion publique en général et des professionnels du deuil. Ainsi va la société contemporaine, qui fait de la mort un jeu et occulte le respect pour le deuil et les endeuillés.

Mais l’approche de la mort à la télévision ne s’arrête pas là

Ainsi, dans une célèbre émission télévisée, la mort a été donnée en spectacle festif par des professionnels du funéraire s’affichant dans un cadre inadapté et se prêtant au jeu du journaliste, dont le seul objectif est de mettre en valeur l’aspect lucratif et rentable de la profession.
 
Résultat, cette émission a laissé croire à des jeunes en mal de vocation que la mort était commercialement rentable et qui ont fini par s’improviser, du jour au lendemain, opérateurs funéraires. Combien ont survécu à cette crise de l’Eldorado de la mort ? Inutiles de les compter, il convient simplement d’additionner les nombreuses faillites ayant ruiné les espoirs des uns et des autres. On ne vient pas à ce métier si on n’est pas porté par des valeurs humaines et humanistes. C’est un métier où l’expérience d’un deuil agit comme le court-circuit de Zeeling opérant un déclic indispensable à la rencontre avec cette vocation. Le don de soi est la règle et l’accompagnement de l’endeuillé une devise.

Dans le travail de banalisation de la mort, la télévision est également allée très loin

Les nombreuses séries télévisées intégrant des séquences filmées dans des laboratoires de chambres mortuaires exhibent cadavres et médecins légistes. La mort, dans son aspect le plus laid, le plus abject, est exhibée pendant de longues minutes. Certaines fictions ne prennent en considération que les morts violentes et mettent en valeur l’exposition de la dépouille, généralement recouverte d’un drap bleu ou blanc, dans un environnement insipide et froid. Les réalisateurs contribuent alors à déraciner la mort, à la désocialiser et la déconnecter de tout environnement humain.
Paradoxalement, ces fictions ont généré un phénomène d’attraction des jeunes vers le métier de thanatopracteur, alors que c’était le médecin légiste qui officiait dans ces lieux macabres.
 
J’ai eu à vérifier l’ampleur de ce phénomène en 2004, à l’occasion de l’inauguration d’une session de formation à la thanatopraxie à la faculté de médecine de Lyon, sous la direction du professeur Mercier. Plus d’une cinquantaine de jeunes stagiaires se présentent. Sur le coup, durant la séance de présentation pédagogique, j’observe la composante de ce groupe et je suis surpris par la jeunesse de l’effectif, mais surtout par sa féminisation. Plus du tiers est constitué de jeunes filles. Énorme surprise lorsque l’on sait que c’est un métier exclusivement masculin. Mais le seul fait que les fictions intègrent des séquences avec la présence d’une femme dans la salle d’autopsie aura suffi à donner de l’attrait à ce métier.
 
Après un rapide échange avec le panel des formateurs, je m’enquiers de l’origine professionnelle de ces jeunes. Hormis quatre éléments provenant d’entreprises de pompes funèbres, le reste de la promotion est issu de l’ANPE. Certains abandonneront la formation juste après son démarrage, d’autres à mi-chemin, et au final seule une petite dizaine ira jusqu’au bout en assurant le préalable des cent soins à réaliser avant de se présenter devant le jury national.
 
Voilà comment les médias ont conduit des jeunes à rêver de carrières florissantes au mépris du poids que représentent la mort et le deuil. Artificiellement, la télévision a entretenu le mythe de l’efficacité financière du métier en occultant son côté humain. Comme dans un jeu, ces jeunes ont tenté une partie non pas par ambition mais par effet de mode. Seulement, l’enjeu a laminé du temps dans leur future carrière professionnelle. Au final, la banalité de la mort renvoie à une certaine insouciance. Comme une fiction, on la regarde, on la zappe et on l’apprivoise au gré des intérêts personnels ou professionnels.

La société contemporaine a une énorme dette à l’égard des endeuillés. Elle doit vite se ressaisir et redonner sa place sociale à la mort. Autrement, avec les crises économiques et financières successives, elle s’achemine droit vers des révoltes ou des explosions sociales.
 
La mort apaise, adoucit et rend sensible. Dans une société marquée par la violence, la ritualisation de la mort peut conduire à plus de sérénité, tout comme elle peut s’avérer un instrument de cohésion sociale et se transformer en levier de solidarité.

Méziane Benarab

Résonance n°115 - Novembre 2015

Instances fédérales nationales et internationales :

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