Satané cimetière qui embarrasse si souvent les élus et qui attriste malheureusement ses usagers, pourtant ponctionnés par les impôts locaux finançant l’entretien d’un service public incontournable, mais coûteux et réputé improductif. Tout ça pour ça ? Eh bien non ! Ce cycle de dossiers se destine aux élus insensibles au cimetière dont la fréquentation annuelle est pourtant beaucoup plus importante qu’on ne peut le croire. Il veut aussi interpeller les diverses autorités religieuses, tout en interpellant du même coup les opérateurs funéraires chargés d’équiper les tombes de leurs clients. Vous l’avez compris : ce cycle d’articles sur le cimetière risque de bousculer bien des idées convenues et pourtant impuissantes quand il s’agit de répondre aux besoins les plus sensibles des endeuillés…

 Pantheon02 Leonid Andronov

Nous pouvons écrire des livres complets sur le cimetière, disséquer les règles de droit s’y appliquant, recenser les illustres personnages qui y reposent, mesurer le rôle et l’impact écologique de cet espace vert hors du commun, planifier tous les travaux devant s’y dérouler en estimant le coût qui en résulte. Il est aussi possible d’ouvrir la porte de nos nécropoles aux artistes, aux photographes, aux historiens ou à toute autre classe de personnages, anciens combattants compris. Mais une fois que vous aurez traité de tous ces sujets et que vous aurez probablement épuisé tout espoir d’en faire le tour une bonne fois pour toutes, vous n’aurez, en réalité, rien dit du principal de la question.

Le cimetière ne peut pas se comprendre par des études traitant uniquement d’une périphérie, si utile, évidente ou nécessaire comme la règle juridique, par exemple. Pour ne pas nous laisser distraire par l’accessoire, concentrons-nous sur l’essentiel.

L’essentiel auquel nous ne pensons jamais, ou trop peu

Dans un cimetière, cet essentiel est le vécu marquant de l’usager des lieux. Qu’y trouve-t-il ? Que recherche-t-il sur place ? Quelle trace y laisse-t-il de son passage, occasionnel ou récurrent ? À travers l’investissement du particulier, direct sur la tombe ou indirect via la gestion communale exercée par des élus issus du suffrage citoyen, quels sont les enjeux en présence dans ce champ du repos de nos morts ?
Voici les questions que devraient se poser tous ceux qui sont soucieux de la "res publica", c’est-à-dire de la chose publique. Le cimetière est une prolongation reflétant la société des vivants. Il est également, à l’échelle individuelle, le point d’appui au sol exprimant notre conception de l’au-delà, tout comme celle du sens de notre vie ici-bas.

L’homme s’affirme en se positionnant vis-à-vis de sa tombe, si bien qu’on peut en dire autant, si ce n’est encore plus, lorsqu’il choisit précisément de ne pas en avoir une. La tombe ne laisse personne indifférent, surtout ceux qui n’en ont pas.

Ouvrons grand les yeux !

Il est possible, aujourd’hui, de se passer d’une tombe, car le deuil s’est privatisé, informatisé, éloigné de la vie sociale. Pour autant, la fréquentation du cimetière ne faiblit pas, elle change seulement. La visite obéit de moins en moins aux anciens rendez-vous sacrés ponctuant jadis l’année du chrétien. La visite au cimetière est désormais pulsionnelle, au gré des besoins ou des occasions pratiques pour l’endeuillé. Quelques mois seulement après le décès, passer au cimetière équivaut pour la majorité d’entre nous à l’expression "je passais par là, j’ai vu de la lumière et je me suis arrêté…".

Bien sûr, il reste une proportion de personnes attachées au culte traditionnel du souvenir, tout comme il y a malheureusement des endeuillés particulièrement éprouvés pour qui le cheminement vers la tombe représente une forme de cure psychologique. Néanmoins, il serait difficile d’affirmer que rien n’a changé ces dernières décennies dans nos usages en matière de culte du souvenir. Sinon, la crémation n’aurait pas connu l’évolution actuelle.

Le cimetière et la tombe ne "parlent pas de la même chose"

Le cimetière d’aujourd’hui témoigne de notre degré de sociabilité. Il est autant administratif que les lois et règlements ont remplacé aujourd’hui ce qui dépendait encore hier de la morale et de la coutume. Ce qui relevait jadis du bon sens commun est aujourd’hui canalisé par des règles écrites, codifiées ou simplement formulées par un arrêté municipal. De fait, depuis la séparation de l’Église et de l’État, opérée en 1905, non seulement notre droit constitutionnel est laïc, mais de plus, la pensée religieuse est confinée en conséquence dans le domaine privé des personnes au nom de la liberté de conscience.

Or, le regard que tout visiteur peut poser sur un cimetière ne s’arrête pas ou plus sur la vue d’une verticalité. Dans cet espace laïc, tout semble horizontal, au ras du sol, à l’image de notre quotidien de vivants très "terre à terre". De fait, hormis la modeste verticalité des stèles de nos monuments, la seule qui soit remarquable dans le cimetière est d’ordre historique. Soit c’est un calvaire érigé avant la loi de laïcité de 1905, soit c’est un monument aux morts, purement républicain.

Cette situation se heurte pourtant aux besoins fondamentaux des endeuillés.
L’horizontalité architecturale imposée par la règle républicaine (le Conseil d’État ayant interdit l’effigie trop haute du gourou Bourdin dans le cimetière de Castellane, par exemple) heurte un besoin mystique naturel de l’homme devant la mort. Si le cimetière n’était qu’une destination technique des dépouilles mortelles, tout un chacun se contenterait de la banalité horizontale du cimetière républicain. Mais à l’échelle de l’usager, le cimetière est l’endroit où peut se poursuivre une nouvelle forme de communication avec le mort dès qu’on envisage le rapport à la tombe comme un travail psychologique lié au deuil. Méfions-nous alors de réduire un peu trop vite la notion de culte du souvenir à sa seule dimension de mémoire.

Comprendre la relation de l’usager du cimetière, service public laïc, avec la tombe devant laquelle il vient se recueillir, nous amène forcément à constater une tension inévitable et constante entre la nécessité de garantir un ordre public sur les lieux et la volonté légitime pour tout un chacun de vivre intensément sa relation à la sépulture d’un proche.

Pour prendre une image, la tombe familiale est quasiment un lit conjugal déplacé à la vue de tous sur une voie publique. Alors même que l’essentiel de notre vie affective se réfugie dans des endroits protégeant l’intimité relationnelle, cette même vie affective est ensuite déplacée après le décès dans un endroit où, par définition, l’intime cède sa place au collectif en partage.

Moduler ce constat en affirmant que l’équipement d’une tombe est laissé à la libre initiative du concessionnaire ne nous permet malheureusement pas d’en déduire pour autant que l’intime et le ressenti fondamental de l’endeuillé sont ainsi garantis.
Le tour de passe-passe, le miracle républicain en la matière, est alors impuissant dans le for intérieur des individus. Prétendre le contraire équivaudrait à réduire le bonheur à une simple considération matérielle, l’idéal consumériste, par exemple. D’ailleurs, le statut de consommateur ne réussit pas à garantir le bonheur, chacun le sait, tout comme l’idéal républicain est une piètre réponse à l’angoisse de l’homme face à la mort.

Le constat étant ainsi posé, son utilité n’est pas liée à la volonté de pousser une philosophie d’opposition à l’autorité publique, loin s’en faut. Mais, loi ou pas, la réalité humaine est têtue, drainant son lot de problématiques au quotidien. La notion de carré confessionnel en est l’illustration évidente, avec la montée de plus en plus pressante des revendications communautaristes dans nos cimetières. N’appréhendons pas alors ce problème en n’y discernant qu’un simple affrontement entre la laïcité et la religion. Il faut aller plus loin pour apporter des réponses qui dépassent le seul cadre de la police administrative dans le cimetière.

Tout comme je viens de conclure un cycle de dossiers consacrés ces derniers mois à la dimension sanitaire des activités funéraires, voici dès ce mois-ci une entrée en matière d’un cycle d’articles qui détricoteront la complexité de compréhension du cimetière actuel dans notre société française.

Les difficultés comme base de programme

Revenons à la simple idée de la mort pour les proches du défunt. Passé l’obligation matérielle de donner une destination finale aux cadavres, le cimetière se doit logiquement d’apporter aux endeuillés un cadre favorable à leur rétablissement moral et affectif.

Le débat est très vaste à ce sujet :
- faut-il des cimetières plus verts, plus écologiques ?
- peut-on ouvrir de nouvelles libertés aux obédiences religieuses dans l’espace laïc ?
- pouvons-nous élaborer de manière générale une conception nouvelle de la mort qui ne serait pas réduite à seulement celle du citoyen, mais qui autoriserait les retrouvailles avec une forme de verticalité universelle, dégagée des dogmes religieux mais laissant libre tout un chacun de se référer ou non à la religion de son choix.

De fait, sous couvert de laïcité, gardons-nous de nous complaire dans l’absurdité d’un matérialisme indécrottable et frustrant. Je sais que l’exercice est périlleux, pour le moins délicat à aborder. Mais il en va de notre cohésion sociale à court terme, et d’une recherche légitime de santé et d’équilibre mental pour chacun d’entre nous.
Une fois posé ce défi exploratoire et ambitieux, permettez-moi d’essayer de vous rassurer en vous proposant d’emblée une logique d’étude par épisodes :

1° Qu’est-ce qui se passe réellement et au quotidien dans un cimetière, sans tabou, sans éluder les situations plus ou moins belles d’un côté et regrettables de l’autre ? C’est la première nécessité : dresser un inventaire le plus fidèle possible des situations qui définissent la réalité de nos nécropoles. Vous constaterez que, du discours à la réalité, le fossé est parfois immense. Raison de plus pour ouvrir les yeux…

2° Comprendre le cimetière comme s’établit à une autre échelle l’identité et l’évolution génétique d’un individu, sous influence de trois facteurs :
- l’héritage du passé culturel et religieux devant la mort dans notre conception contemporaine du cimetière,
- l’influence de l’environnement et de l’écosystème sur le cimetière français,
- la compréhension des choix de société qui se traduisent par la réalité juridique s’appliquant au cimetière aujourd’hui.

3° Dresser un inventaire tous azimuts des initiatives nouvelles dans le cimetière qui sont parfois positives, parfois négatives, envisager la mutation des sensibilités à l’égard de la tombe, se pencher sur la santé d’une branche professionnelle telle que la marbrerie en examinant l’évolution de son marché.

Une fois réalisées ces trois approches du cimetière, vous verrez que nous aurons fait un pas. Rassurez-vous, il ne s’agit, pour chacun de vous, chers lecteurs, que d’un seul pas, et non pas d’un trépas, c’est-à-dire d’un triple pas. Tout du moins pas pour l’instant, à la seule lecture de ces articles consacrés au cimetière. Mais ce n’est qu’un sursis… Cela ne vous dérange pas, j’espère ?

Olivier Géhin
Professionnel funéraire
Journaliste

Résonance numéro spécial n° 9 - Décembre 2019

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