"Les morts n’ont plus que les vivants pour ressource. Nos pensées sont pour eux les seuls chemins du jour."
Paul Valéry

 

Pour comprendre, aujourd’hui, les présupposés culturels des Français, ce "qu’ils ont en tête" quand ils optent pour la crémation, regardons de plus près leurs intentions. Pourquoi choisissent-ils la crémation ? Pourquoi ont-ils un désir de crémation ? Cette interrogation permettra, dans un second temps, de mieux considérer l’implicite culturel de ce désir. De toute évidence, il y a un lien entre le désir massif de crémation et la nouvelle idée que les Français se font de leur manière de mourir – et donc de vivre.

Pourquoi choisissent-ils la crémation ?

Dans un sondage (sondage de juillet 2008), à la question "Pour quelles raisons principales préféreriez-vous une crémation ?", les réponses sont claires. Deux raisons sont mises en avant :
- 35 % des personnes qui y songent souhaitent "ne pas embarrasser la famille" ;
- 24 % des personnes qui y songent invoquent "des raisons écologiques".

En tout, donc, 59 % des personnes qui y songent y songent pour une seule et même raison : n’être pas à la charge du monde de demain. Aujourd’hui, ils ont une place. Ils sont vivants parmi les vivants. Mais demain, une fois morts, ils pensent ne plus avoir de place dans le monde. Le monde serait la propriété des seuls vivants. Les morts, eux, sont presque en trop. En trop pour les survivants qui seraient "embarrassés" par la présence encombrante des morts. En trop pour la nature soucieuse de n’être pas souillée par ces corps en décomposition – considérés comme une "pollution". Il faut donc faire place nette ; laisser la place (comme si elle était restreinte), laisser toute la place à la famille survivante et à "Mère Nature". Nous voyons bien, dans les deux cas, une même préoccupation : ne pas encombrer par son corps inanimé le monde animé. Ce même souci d’écologie sociale (ne pas encombrer les vivants et la Nature) n’est pas sans poser problème !

Comment faut-il le comprendre ?

Comment entendre ce souci, accepté par avance, de s’effacer au point même de faire disparaître son corps, de ne laisser de soi que des cendres ? Ce double retrait de soi (retrait de son corps en cendres ; retrait de l’attention des survivants) en dit long sur l’actuel basculement anthropologique qui est en train de s’opérer. Pourquoi souhaiter que son cadavre, plus tard, soit réduit à la portion congrue ? Pourquoi vouloir escamoter cette articulation entre les vivants et les morts quand les vivants veillent sur les morts et leur accordent l’attention qui leur est due dans le cadre d’un devoir de transmission ?

Que nous disent les motivations des Français quant à leur "désir de crémation" ?

Avant tout ceci : une gêne s’est instaurée. Gêne d’être plus tard en trop. Et cette gêne a fini par être acceptée, par être considérée comme "normale", au point de se retourner, en quelque sorte, contre les vivants. Ces derniers l’ont intériorisée avec un nouveau désir : celui de s’effacer par avance. La crémation serait donc, ainsi, la conséquence logique de cette gêne entendue comme un corps embarrassant laissé là, à la merci des survivants qui, eux, ne savent plus qu’en faire. Dès lors, pour éviter ce corps encombrant, mieux vaut souhaiter le réduire au plus petit encombrement possible.

I - La crémation et l’inhumation impliquent deux philosophies du monde et du corps…

Si nous distinguons la crémation de l’inhumation, c’est aussi qu’elles impliquent deux approches du corps, deux philosophies de la personne humaine. Le choix entre ces deux manières de se séparer des morts en dit long sur l’idée que nous nous faisons du corps.

A – L’inhumation, dans le soin accordé au corps et le refus des violences qu’il subit lors de la crémation, considère le corps dans son indétermination spirituelle. C’est ce que nous dit Céline. Bardamu, son héros, souhaite qu’on le laisse en terre, qu’on le laisse "pourrir au cimetière tranquillement, là, prêt à revenir peut-être… sait-on jamais !". Céline n’est pas croyant, il ne se confie pas à Dieu, il s’en remet tout simplement à l’au-delà de lui – sans le connaître. Le "sait-on jamais !" indique que l’inhumation ne condamne rien, laisse les choses en l’état et permet de garder une identité singulière au mort. "Un squelette, malgré tout, ça ressemble encore un peu à un homme... C’est toujours plus prêt à revivre que des cendres… Des cendres, c’est fini !" Céline insiste là, dans cette autre phrase, sur l’identité du corps par opposition à l’anonymat des cendres.

Le squelette "ressemble encore un peu à un homme" et ce qui se défait avec la corruption des chairs garde toujours un potentiel de renaissance, de re-vie, de retour à la vie. Ce potentiel, cette hypothèse d’une autre vie possible sous une autre forme ignorée de nous est impossible avec la crémation. "Des cendres, c’est fini !" Tout est possible avec la mise en terre du corps. Tout, même l’impossible, même l’improbable, même l’inimaginable. Reste encore un doute positif sur le devenir. Rien donc n’est fini, une fois pour toutes. Alors que, nous dit Céline, la réduction en cendre du corps tire un trait définitif sur les potentialités insoupçonnées, sur les germinations invisibles, sur ce foisonnement d’hypothèses qui apparaissent au-delà des limites de notre raison étroite.

Cette problématique de l’inhumation, telle qu’analysée par Céline, fut celle des enterrements depuis le premier, il y a cent mille ans. La mise en terre répond à un étonnement : comment pouvons-nous, après l’avoir aimé, abandonner aux chiens errants le corps d’un homme qui est l’un des nôtres ? N’y a-t-il pas en lui une évidente dignité qui lui survit ? Ces "valeurs" d’affection et de dignité s’évanouissent-elles au moment de la mort, ou se prolongent-elles ? Dès lors, la mise en terre, à l’abri des animaux sauvages et des regards, tend à préserver le corps, à l’offrir à un autre monde, à le préserver des violences et atteintes à son intégrité. Disons de l’inhumation qu’elle est altermondialiste alors que la crémation, elle, ne croit qu’à un seul monde – celui qui doit être partagé avec les vivants. Cette croyante secrète dans "un autre monde possible" (quel qu’il soit !) suppose, pour l’inhumation, de préserver le corps des dégradations artificielles et donc des flammes de la crémation, et de s’en remettre, en toute confiance, avec effroi mais sans crainte, avec espérance mais sans certitude, à la lente œuvre de décomposition opérée par la nature au fil des mois et des années. Confier le corps à la terre nourricière (qui nous nourrit et se nourrit de notre corps mort), s’en remettre au travail de croissance et de dégradation de la terre, s’abandonner au monde et à ses germinations constantes, tout cela n’est-il pas une manière de respecter le corps dans son infusion spirituelle, dans sa valeur propre, dans sa dignité mystérieuse ?

B – Ce qui est vrai pour le monde est vrai pour l’idée que nous nous faisons du corps. De deux choses l’une : soit nous considérons le corps comme une enveloppe dont nous pouvons nous débarrasser au plus vite quand la vie s’en est allée ; soit le corps mort est respectable en ceci qu’il est toujours porteur, d’une manière ou d’une autre, de la présence de celui qui n’est plus là. Cette opposition est claire : la crémation implique des cassures définitives avec le corps quand celui-ci s’est "séparé" de la vie. Après "le dernier souffle", rien de vivant ne reste dans le corps. Rien : ni traces, ni mémoires enfouies, ni aura, ni halo mystérieux. Rien. La vie, en se retirant, a, en quelque sorte, dévitalisé le corps. Il n’est plus qu’une masse d’os et de viande sans valeur propre. Comment pouvons-nous traduire, en termes d’options spirituelles, ces présupposées de la crémation ? Ceux qui pratiquent la crémation en ont deux.
 
– a) Soit ils refusent toute part spirituelle de la personne et sont des matérialistes nihilistes. Le rien rejoint le rien, la cendre le néant.
– b) Soit ils adhérent à un dualisme de "l’âme" et du corps, une âme séparée du corps à l’instant de la mort et qui s’en va aussitôt ailleurs. Ainsi, Porphyre (mort en 305 après J.-C.), néoplatonicien, indique : "L’âme ne peut être heureuse qu’en fuyant toute espèce de corps." Ces deux options spirituelles sont conformes à l’histoire de la crémation. À la fin du XIXe, le combat crématiste fut porté par ceux-là mêmes qui étaient des athées militants, des incroyants notoires, des pourfendeurs de la religion, des nihilistes revendiqués. Quant à la crémation pratiquée dans l’Antiquité et décrite par Homère, elle exprime parfaitement cette idée de la mort comme une "libération" de l’âme une fois la "prison" du corps ouverte. Tout ceci laisse à penser que la philosophie implicite (ou explicite selon les cas) de la crémation est celle des athées sans ouvertures sur un au-delà, ou des religieux adeptes d’un dualisme âme/corps. Dans les deux cas, existe un mépris pour le corps : soit qu’il est sans valeur propre, soit qu’il est envisagé comme une prison d’âme, une coquille digne de mépris quand elle est sans vie et vidée de son fruit spirituel.

C – Quelles sont donc les "options spirituelles" de l’inhumation ? Le corps inhumé est considéré dans son mystère d’incertitude ou plutôt d’indétermination quant à la part du spirituel et du matériel. Comment faire la part des choses, séparer l’âme et le corps ? (séparer pour nier l’âme ou jeter dans un four le corps usagé) Le corps inhumé, lui, n’en sait rien. Il demeure dans ce "double enveloppement" dont parle Maurice Merleau-Ponty d’un spirituel enveloppant le matériel et inversement, d’une âme dans le corps et inversement. Quelle est la formule retenue par le philosophe quant aux relations entre "le corps" et "l’âme" – pour en rester à ces catégories classiques ? "L’un dans l’autre." Le spirituel est dans le corps comme le corps dans le spirituel. Ils sont indémêlables, inséparables en une sorte d’infusion réciproque. Le corps est bien cet entre-deux qui rend possibles les deux. Il n’y a pas de spirituel sans corps et de corps sans spirituel. Dès lors, pour n’être pas Dieu (seul capable de séparer le "bon grain" de "l’ivraie"), ceux qui choisissent l’inhumation choisissent de laisser les choses se faire dans le mystère d’un corps spirituel et d’un esprit incorporé. L’esprit est en corps comme le corps en esprit.
Cette imbrication indéfinie donne au sens une valeur incarnée. Le sens des choses, le sens que nous donnons aux choses, le sens de notre vie et de nos actions, tous ces sens éprouvés, ressentis, vécus, acceptés ne flottent pas au-dessus de nous et du monde comme une électricité venue d’ailleurs et qui s’en retournerait d’où elle vient au jour de notre mort. Non. "Le propre du visible, nous dit Merleau-Ponty, est d’avoir une doublure d’invisible." Cette gémellité constitue la chair même du corps. Le corps est donc ce qui me permet d’exister, de me mouvoir et d’éprouver le monde. Il n’est pas un instrument – comme la canne blanche de l’aveugle –, mais je suis mon corps comme mon corps est moi.
 
Dès lors, ce corps mort est-il à envisager comme mon outil d’existence, mon costume de visibilité, ma viande empruntée et qui n’est plus d’utilité quand elle vient à mourir ? Ou, au contraire, est-il à considérer comme ce qui reste de moi quand la vie s’en est allée, la mémoire incarnée de toutes les sensations éprouvées, ressenties, vécues, comme un reste de visible pétri d’invisible ? Là est le débat. Là est la séparation entre ceux qui acceptent d’abandonner le corps à la crémation et ceux qui s’y refusent et croient à la valeur d’invisibilité du corps, aux sens toujours présent en lui. Disons-le autrement. Il y aura toujours ceux qui pensent la mort comme une séparation complète – comme quand on vide un animal de ses tripes et boyaux. Pour eux, le corps mort s’appauvrit, il ne rayonne plus, n’irradie plus. De corps, il devient viande putride.

Pour les spiritualistes du corps, le corps a une longue durée d’irradiation, il est chargé de sens, saturé d’invisible, au point d’émettre encore des rayonnements après la fin de son usage. D’où le besoin de se recueillir sur la tombe des morts – pour faire acte de dévotion et recevoir un peu de cette irradiation d’invisibilité encore présente dans ce corps. Pour un crématiste résolu, le corps mort est comme une lampe électrique après une coupure générale d’électricité. Il ne "marche" plus et est bon à mettre à la poubelle. Pour un adepte résolu de l’inhumation, le corps mort est comme de l’uranium enrichi. Il irradie toujours, et ce, pendant des années encore. Il faut donc le mettre à l’abri, l’enfouir. Le corps et les cimetières sont donc sacrés. Ils doivent être respectés. D’où les condamnations juridiques qui pèsent sur ceux qui profanent (au sens de vandaliser un espace sacré) des cimetières, qui "violent" des tombes et "portent atteinte à l’intégrité" des dépouilles humaines. S’il n’y a pas de profanation d’urnes, c’est bien que les cendres n’ont rien de sacré !

II – La crémation dans l’optique du projet moderne

"La mise au rebut devient une perspective plausible pour tous", nous dit le sociologue Zygmunt Bauman. La mort est affaire de déchets. Le corps devient un déchet. Un basculement s’opère : un vivant s’émiette en de multiples déchets mémoriels. Quant à un vivant, il meurt à force d’être empli de trop d’habitudes, de trop de mémoire. De trop plein en trop plein, il finit par en être pétrifié. Celui qui est plein de tous ces déchets accumulés et n’arrive pas à les évacuer finit par se scléroser.

Mais cette vision philosophique de la mort comme un effet de durcissement et d’accumulation d’une mémoire gardée, stockée, vision qui s’applique aux individus autant qu’aux institutions, ne suffit pas à rendre compte de la situation actuelle. La crémation s’est installée dans notre paysage funéraire et devrait croître encore – ne serait-ce qu’avec l’application des "contrats-obsèques", qui, massivement, demandent la crémation. Désir de cendres, désir de mobilité funéraire. Désir de délocalisation et, si nous allons jusqu’au bout, désir de faire disparaître les cimetières – selon les vœux des crématistes. La crémation fait disparaître le corps, néglige les rituels et tend à effacer les traces – alors même qu’elles sont essentielles, nous dit Jean-Didier Urbain.

Si donc nous considérons, ici comme avant, la crémation comme un "analyseur social", un moyen de comprendre les changements de mentalité qui permettent aujourd’hui d’accepter ce qui nous paraissait inacceptable hier encore, alors il nous faut comprendre l’actuel statut des cendres.

Mon hypothèse, qu’il me faut reprendre et approfondir ici, est qu’il y a, aujourd’hui, un lien direct, à mieux comprendre, entre cette "crémation du troisième type" et l’inhospitalité du "monde commun" qui conduit les individus à se penser, dans la vie, comme des déchets au point d’accepter, pour la mort, de devenir des "déchets ultimes" – les cendres. Lien entre l’humanité fatiguée qui est la nôtre, la difficulté de nous tenir droit dans un monde incertain avec des repères fluides, la perplexité insondable des individus quand ils sont confrontés à des épreuves et doivent, par eux-mêmes, trouver des réponses propres, des solutions personnelles loin des appuis religieux ou sociaux d’autrefois, lien donc entre cette fatigue de l’homme jusqu’à l’épuisement psychique et, d’autre part, le désir d’être éliminé de ce monde, de n’être plus "digéré" par sa terre, comme pour l’inhumation, et de laisser le moins de traces possible. Le moins de traces de sa vie, de son passage sur terre, de ses liens affectifs. Il lui faut brouiller les pistes et surtout, derrière lui, effacer ses marques, ses traces de pas, ses empreintes sur les choses et dans le cœur des autres.

Les Indiens, dans les westerns, pour ne pas être repérés par la cavalerie américaine, adoptent la technique de l’effacement des traces. Ils laissent traîner derrière leur cheval, au bout d’une corde, une grosse branche, pour effacer la trace des sabots et du chemin qu’ils font dans le désert. Nous sommes tous devenus l’un de ces Indiens-là. Plus de traces sur des déserts sans chemins. La peur d’être repérés nous fait effacer toutes nos traces, jusqu’à effacer notre corps mort. Ainsi faut-il considérer cet individu-là, nous en ce monde, comme détraqué – au sens étymologique du terme. Il n’a plus de chemin. Est détourné de sa piste, dérangé dans sa marche. Personne ne sait plus où il est. Lui-même n’en sait rien. Et surtout, ajoute Jean-Didier Urbain, il est dépourvu de traces mortuaires – les cercueils, les tombes, les monuments funéraires, les cimetières même devraient disparaître selon la logique des crématistes. Plus de boussole, plus de "mode d’emploi", plus de "recettes de bonne femme", plus de carte de la géographie spirituelle. Comment, dans ces conditions, ne pas être détraqué jusqu’à la turbulence intérieure, comme dans un avion au milieu d’un trou d’air, et au bord des désordres de son esprit ? À l’homme détraqué, une mort détraquée.

Pour toutes ces raisons, nous pouvons parler, pour la crémation, d’une mort hors-sol. Une mort sans retour à la terre, qui se refuse de "nourrir" la terre après avoir été nourri par elle, qui reste éloignée de la "terre des ancêtres" (celle des transmissions générationnelles et de cette chaîne d’acceptations), qui refuse tous les au-delà et toutes les "obscurité de la terre". Mort hors-sol politique, dégradation hors-sol. Tout cela est réalisé, avec la crémation, par cet enfermement d’un homme dans ses propres cendres – après l’avoir été dans "son propre cœur".

III – Ne sommes-nous pas des déchets dont il faut se débarrasser ?

Nous sommes la seule société à produire, et à produire en grande quantité, des "déchets ultimes". Ces déchets sont sans raison d’être. Ils ne servent plus, ne peuvent plus servir, ne servent plus à rien. Dès lors, ils sont là, bêtement là, occupent de l’espace alors même qu’ils n’appartiennent plus au monde commun. Qu’en faire ? Les mettre en décharge, les mettre à la décharge, en ceci qu’ils sont désormais "déchargés" de sens et d’utilité et que les hommes s’en "déchargent", en perdent la responsabilité, dans un "no man’s land", en dehors du monde des vivants. La décharge est bien cet endroit inhabité, inhabitable où même la présence humaine n’est pas souhaitée. Dans un monde qui croit à l’éternité (celle de Dieu ou des hommes en cité), tout à un sens, même s’il n’est pas compréhensible par nous, et tout est recyclable, et ce, à l’infini. Seuls sont acceptés les déchets biodégradables ou recyclables. Tout est à reprendre, à repriser, à réparer, à raccommoder, à rafistoler, à retaper, à rabibocher. Cet immense, secret, discret et incessant travail de restauration, de remise dans le circuit des objets et des hommes, travail qui fut celui de générations et de générations, n’est plus le nôtre tant pour les objets que pour les sentiments entre nous. Mieux vaut en changer que les reprendre. Ré-parer veut dire avoir la patience de rependre ce qui est défectueux pour lui permette d’être de nouveau prêt à l’usage. Réparer pour être "paré à l’attaque", à la vie partagée. Or, nous sommes les seuls à produire tout à la fois des déchets inutiles et des décharges infréquentables. De toute évidence, la crémation va jusqu’au bout de cette logique et transforme l’homme en déchets ultimes. De plus, il semble qu’avec elle, chargée qu’elle est aujourd’hui d’une fatigue d’humanité, les cimetières (lieu du "sommeil" des morts) vont devenir de plus en plus des "no man’s land" – un endroit inhospitalier, sans présence des morts ni présence humaine, où il est impossible de résider, de dormir ou de veiller sur les dormeurs d’éternité.

Mais surtout, cette production effrénée de déchets indigérables, cette idéologie de la mise au rebut, de la mise à la poubelle de tout ce qui n’a plus d’intérêt ou d’utilité (qu’il s’agisse d’objets ou d’hommes) et cette accumulation de tout ce qui n’a plus de place dans le monde, parmi les hommes, tendent à modifier notre place ici et maintenant ainsi que celle que nous occuperons là-bas et demain. En somme, de différentes manières, nous apprenons tous une nouvelle règle du jeu : la fluidité. Nous surfons sur elle, quand la vague nous porte. Nous en jouissons quand elle nous pousse vers une plus grande disponibilité aux nouveautés. Nous la subissons quand, avec la mondialisation, les protections locales sautent et, avec elles, les concurrences de tout et de tous contre tout et tous.

Ce destin nouveau qui est le nôtre, celui de devoir finir au rebut de la société, déchets parmi les déchets, modifie du tout au tout l’idée que nous nous faisons de la mort. Sa gloire n’est plus de mise. Son apothéose semble d’un autre âge. Ses pompes grandiloquentes appartiennent à un autre monde. Désormais, il faut en finir au plus vite, faire court, échapper aux rites anxiogènes et aux discours religieux. Bien entendu, les sociologues de la mort et les anthropologues disent, et ne cessent de répéter à qui veut bien les entendre, que les rituels sont "une nécessité vitale" et "une formidable liturgie thérapeutique". Ils "soignent" donc, ont un rôle "d’efficacité symbolique", purgent les passions et permettent de réagencer autrement la "place des morts" et celle des vivants. Les psychologues et autres explorateurs de la psyché disent et redisent les méfaits des "deuils mal faits" et des "cadavres dans le placard" qui viennent hanter les esprits longtemps après, et ce, de mille manières.

Or donc, peut-on considérer que ce "destin de rebut" qui est le nôtre, et qui conduit tout droit à une "mort en cendres", contribue à faciliter la "gestion" de la mort ? Peut-on imaginer que l’effacement des traces, devenu une sorte d’impérieuse nécessité sociale, et qui a conduit à un "désir de crémation", puis à privatiser les cendres, à les délocaliser, à les disperser aux quatre vents, soit conforme au besoin d’avoir un lieu, "lieu essentiel au deuil" ? nous demande J.‑D. Urbain. Peut-on penser que l’idéologie du "rebut", de la mise au rebut de ceux qui sont "de trop" pour n’avoir plus d’importance, plus d’utilité et, en plus, qui prennent trop de place, peut-on penser qu’elle n’instaure pas une nouvelle frontière : celle qui sépare le monde des vivants et l’immonde des morts ? Pour toutes ces raisons, il est à craindre que cette production de déchets, jusqu’au débordement de nos poubelles, ne nous pousse, d’une manière ou d’une autre, à jeter le corps mort du côté des "espaces des morts" devenus des "no man’s land." Qui dit "no man’s land", dit espace immonde (hors du monde des vivants pour "laisser la terre aux vivants"), dit aussi, sans doute, que les déchets humains, les cendres de nos anciens corps, puissent être considérées comme des immondices. Est-ce cela que nous voulons ? Voulons-nous que les cendres d’hommes soient les excréments du monde ? Ces questions sont rudes. Elles méritent que nous y réfléchissions et fassions tout pour que cela n’arrive pas.

Conclusion : vers une mort sans assurance ni postérité

La crémation est une nouveauté dans nos mœurs funéraires. La montée en puissance des assurance-obsèques en est une autre. Ces deux novations vont ensemble et modifient radicalement nos funérailles – et les "repères de certitudes" que nous avons sur la mort. Souvenons-nous que les obsèques sont, nous dit Louis-Vincent Thomas, un ensemble de croyances et de rites pour lutter contre le pouvoir dissolvant de la mort. Il existe donc une forme de protocole des obsèques pour accompagner les morts, pour entourer les vivants et pour séparer les vivants des morts.
Zygmunt Bauman insiste beaucoup sur l’inédit de notre situation actuelle : nous sommes passés d’une vie solide, avec des entités coagulées, des références pérennes, à un affaissement généralisé de notre monde et à une vie qui devient, désormais, "liquide", "fluide". Et dès lors, pour survivre et ne pas être englué dans un monde en capilotade, il nous faut :
- "ne pas faire une habitude de quoi que ce soit",
- "ne pas être lié par l’héritage de son passé",
- "porter son identité actuelle et en changer avec facilité",
- et "rejeter les leçons passées et abandonner les savoir-faire passés sans regrets ni inhibitions".

Là sont, pour Bauman, les nouveaux impératifs de survie que nous devons adopter pour rester au-dessus des changements et n’être pas engloutis avec eux.

Existe bien une opposition radicale entre, d’une part, la fluidité de la culture actuelle et, d’autre part, "la culture d’apprentissage" qui, elle, suppose une accumulation. Dès lors, notre culture d’aujourd’hui, qui est une culture de "désengagement", de "discontinuité" et d’oubli, refuse le besoin de stockage culturel, de références pérennes, de patrimoine culturel. Dès lors, dans cette culture-là, "pas de place pour les idéaux et encore moins pour les idéaux qui demandent un effort à long terme". Si donc les liens humains se prolongent, ils finissent par devenir une sorte d’abdication face à un nouvel impératif d’indépendance presque à tout prix qui passe par la rupture, la séparation. Désormais, tout engagement suppose, en quelque sorte, comme antidote, un désengagement possible.

Tout ceci contribue à ébranler nos croyances quant à une quelconque postérité. Tout, in fine, vient de là. Sans postérité, pas de consistance du présent, pas de futur. Une préférence s’instaure, impériale : une préférence absolue et définitive pour le seul instant présent, le nôtre, au détriment des autres dimensions du temps historique. Nous ne devons plus rien au passé et sommes incapables d’envisager l’avenir.

Damien Le Guay

Résonance hors-série #1 - Spécial Crémation - Août 2015

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