Nous nous permettons de revenir sur cette thématique aride à la lumière d’interrogations qui nous ont été communiquées. Nous allons ainsi tenter d’éclairer ce qui, dans la vente d’un terrain ayant constitué jadis un cimetière, peut perturber le juriste…

 

Dupuis Philippe 2015
Philippe Dupuis.

Le cimetière appartient au domaine public

Après de longues tergiversations, le juge décida que le cimetière relevait du régime de la domanialité publique (CE 28 juin 1935, Marécar : DP 1936, III, 20, concl. Latournerie, note M. Waline). Dans cet arrêt, le sieur Mougamadousadagnetoulah (Marecar) a usurpé une portion du terrain du cimetière de la commune de Nedouncadoun (Pondichéry, comptoir français des Indes), le juge décide alors que, le cimetière appartenant au domaine public, il ne pouvait faire l’objet d’une prescription acquisitive.
Il faudra néanmoins attendre l’arrêt du conseil "Damoiselle Méline" (CE 21 octobre 1955, D 1956.543) pour que la jurisprudence se stabilise définitivement sur ce point (sur toutes ces questions, cf. la magistrale étude de Georges Chaillot (Le Droit des sépultures en France, 2004 éditions Pro Roc, p. 80 et s.). Ainsi, le cimetière répond à l’actuelle définition posée par le Code général de la propriété des personnes publiques (CG3P), selon laquelle : "Sous réserve de dispositions législatives spéciales, le domaine public d’une personne publique mentionnée à l’art. L. 1 est constitué des biens lui appartenant qui sont soit affectés à l’usage direct du public, soit affectés à un service public pourvu qu’en ce cas ils fassent l’objet d’un aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public" (L 211-1 du CG3P).
Or il existe un principe selon lequel un bien du domaine public ne peut pas être aliéné. Il doit tout d’abord rejoindre le domaine privé aux termes d’une procédure de déclassement, c’est ce que traduit l’art. L. 3111-1 du CG3P, qui dispose que : "Les biens des personnes publiques mentionnées à l’art. L. 1, qui relèvent du domaine public, sont inaliénables et imprescriptibles."
Ce principe s’applique même si le bien est matériellement désaffecté. Le déclassement doit toujours être exprès, et ne peut jamais être implicite (CE 11 octobre 1995, Tête, req. nos  116544 et 116545). C’est cette construction jurisprudentielle qui est reprise dans la formulation de l’art. L. 2141-1 du Code général de la propriété des personnes publiques, quand il énonce que : "Un bien d’une personne publique mentionnée à l’art. L.1, qui n’est plus affecté à un service public ou à l’usage direct du public, ne fait plus partie du domaine public à compter de l’intervention de l’acte administratif constatant son déclassement."
On voit clairement qu’un bien quitte le domaine public si et seulement si les conditions matérielles de la désaffectation sont réunies, puisqu’il faut qu’il ne remplisse plus la définition concrète qui l’avait fait ranger dans le domaine public. La volonté d’une commune de déclasser un bien ne peut suffire à le déclasser : il faut que le bien ne soit plus affecté. L’utilisation du verbe "constater" traduit bien l’idée selon laquelle l’acte de déclassement n’est que la conséquence logique de la désaffectation, c’est-à-dire que le bien n’est plus utile à la réalisation d’un service public ou qu’il n’est plus mis à la disposition du public, et qu’il n’y a donc plus aucune raison de lui faire bénéficier du statut protecteur de la domanialité publique. Il rejoindra alors le domaine privé de la collectivité. Synthétiquement, il conviendra donc que la délibération du conseil municipal constate la désaffectation, puis prononce le déclassement du cimetière afin que celui-ci rejoignant le domaine privé de la commune puisse être aliéné.

Une procédure spécifique pour le cimetière

L’art. L. 223-6 du Code Général des Collectivités Territoriales (CGCT) dispose que : "En cas de translation de cimetières, les cimetières existants sont fermés dès que les nouveaux emplacements sont disposés à recevoir les inhumations. Ils restent dans l’état où ils se trouvent, sans que l’on en puisse faire usage pendant cinq ans.
Toutefois, les inhumations peuvent continuer à être faites dans les caveaux de famille édifiés dans les cimetières désaffectés, à concurrence du nombre de places disponibles au moment de la fermeture de ces cimetières, à condition que ceux-ci satisfassent aux prescriptions légales d’hygiène et de salubrité et que l’affectation du sol à un autre usage ne soit pas reconnue d’utilité publique", tandis que l’art. L. 2223-8 du CGCT énonce que : "Les cimetières ne peuvent être aliénés qu’après dix années à compter de la dernière inhumation". Ce n’est donc qu’au bout de ce délai de dix années depuis la décision d’opérer la translation que le cimetière pourra être aliéné.
La translation se définit comme l’opération de fermeture d’un cimetière et l’ouverture d’un nouveau. En effet, comme l’art. L. 2223-1 du CGCT impose aux communes l’existence d’au moins un cimetière, il est impossible de supprimer cet équipement, on ne peut que le déplacer. À cette occasion furent prévues par l’art. 6 de l’ordonnance de 1843, désormais repris par l’art. R. 2223-10 du CGCT, des modalités de translation des corps des défunts inhumés dans l’ancien cimetière vers le nouveau. En effet, cet article dispose que : "En cas de translation d’un cimetière, les concessionnaires sont en droit d’obtenir, dans le nouveau cimetière, un emplacement égal en superficie au terrain qui leur avait été concédé. Conformément au 14° de l’art. L. 2321-2, les restes qui y avaient été inhumés sont transportés au frais de la commune."

Il faut noter que, par contre, les monuments funéraires sont, eux, transférables aux frais des titulaires de la concession (CE 11 décembre 1963, Dame Despax, Rec. CE p. 613 ; Cass. Civ. 25 octobre 1910, D. 1912-1-129). L’expression "restes inhumés" ne peut s’étendre aux monuments et caveaux. Pour les sépultures en terrain ordinaire, le maire a le choix : soit il transfère les restes dans l’ossuaire du nouveau cimetière, soit il fait procéder à leur crémation (Réponse ministérielle n° 29832, JOANQ, 21 juin 1999, p. 3855). Il est évident néanmoins que les familles, déjà sans doute peu enclines à accepter un tel déplacement, feront de la prise en charge du déplacement des sépulcres une affaire importante, et que la commune ne pourra, politiquement, que difficilement s’y soustraire. Il est à remarquer que, si des concessions ou des emplacements en terrain commun sont arrivés à terme et non renouvelés, ou s’il y a d’autres sortes d’occupation sans titre, la commune n’a pas d’obligation juridique d’assurer à ses frais le transport des restes mortels s’y trouvant (CAA Nantes 23 mars 2004, Commune de Loctudy, n° 01NT01986).
Le principe est d’ailleurs identique pour le site cinéraire, puisque l’art. R. 2223-23-1 du CGCT créé par le décret du 28 janvier 2011 dispose que : "En cas de translation du site cinéraire, les titulaires des emplacements sont en droit d’obtenir, dans le nouveau site cinéraire, un emplacement répondant à des caractéristiques identiques." Si aucun texte n’en régle les modalités, il est loisible de relever une réponse ministérielle (Rép. min. n° 03598, JO S du 13 mars 2014) qui vient apporter un utile éclairage quant aux conditions vérifiées par l’Administration : "[…] Dans ce cadre, et en l’absence d’autres dispositions spécifiques, la commune peut décider de la manière dont elle va procéder à la translation des sites cinéraires d’un cimetière à un autre ou au déplacement d’un tel site au sein du même cimetière sous réserve qu’il n’y ait pas d’atteinte à l’ordre public et que les dispositions de l’art. 16-1-1 du Code civil, prévoyant que "les restes des personnes décédées, y compris les cendres de celles dont le corps a donné lieu à crémation, doivent être traités avec respect, dignité et décence", soient respectées. Au vu des dispositions précitées, il n’est pas envisagé de modifier la réglementation en vigueur en ajoutant une contrainte supplémentaire qui pèsera sur les communes."
Ce n’est donc qu’à l’issue du délai de cinq années que le cimetière sera réellement désaffecté : "Passé le délai de cinq ans, les cimetières désaffectés peuvent être affermés par les communes auxquelles ils appartiennent, mais à condition qu’ils ne soient qu’ensemencés ou plantés, sans qu’il puisse être fait aucune fouille ou fondation pour des constructions de bâtiment jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné." (L. 2223-7 du CGCT)
Ainsi, une fois le premier délai de cinq années passé, il est possible d’affermer (c’est-à-dire louer comme un bien rural) le cimetière, mais à la condition qu’il soit désaffecté et ensemencé ou planté. Aucuns travaux affectant le sol ne pourront être autorisés : "La question posée concerne, d’une manière générale, les modalités d’utilisation des cimetières désaffectés, et, de façon plus précise, les délais à respecter. Le CGCT distingue deux situations, selon la destination envisagée : dans la perspective d’un affermage, c’est l’art. L. 2223-7 du CGCT qui s’applique. Il dispose qu’après un délai de cinq ans les communes peuvent affermer leurs cimetières désaffectés après leur fermeture. Mais cet article, qui réduit le délai à cinq ans, encadre très strictement la destination réservée à l’ancien cimetière, en précisant : "À condition qu’ils ne soient qu’ensemencés ou plantés, sans qu’il puisse être fait aucune fouille ou fondation pour des constructions de bâtiment jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné" ; pour toute autre destination, c’est un délai de dix ans qui doit être respecté, l’art. L. 2223-8 du même Code disposant que les cimetières ne peuvent être aliénés qu’après dix années à compter de la dernière inhumation.

Toutefois, l’intervention de la procédure d’aliénation laisse ensuite le libre choix de la nouvelle affectation. Quant aux termes "jusqu’à ce qu’il en soit ordonné", il n’a jamais été considéré qu’il fallait leur donner une portée générale dépassant les dispositions de l’art. L. 2223-7 auquel ils se rattachent" (Rép. min. n° 337, JOAN Q du 2 juin 2003). On remarquera tout particulièrement que le gouvernement prend position sur ce qu’il faut entendre par l’expression utilisée par le CGCT : "jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné". Il estime qu’elle ne crée aucune procédure spécifique. Il s’agira donc d’une nouvelle affectation décidée par les autorités communales.

Peut-on déclasser un cimetière (et donc le vendre) sans en exhumer les corps ?

Tout d’abord, il semblerait qu’il puisse y avoir translation des cimetières des dépouilles qu’ils abritent sans que pour autant il puisse y avoir fermeture de l’ancien cimetière (pour de plus amples développements, cf. Marie-Thérèse Viel "Droit funéraire et gestion des cimetières", Berger-Levraut, 2e édition p. 241 et s.). L’auteur fait remarquer (p. 248) que les textes afférents à cette translation ne se sont pas significativement préoccupés du sort des restes humains. Certes, le transfert des défunts est de droit, mais rien n’est prévu quand les familles ne demandent pas ce transfert.
Ainsi, le cimetière, sans que les morts soient exhumés, pourrait faire l’objet d’une réutilisation. Les textes se sont contentés (décret 23 prairial an XII et décret du 17 mai 1791 repris désormais peu ou prou par les articles L. 2223-6 et L. 2223-8 du CGCT) de prévoir l’interdiction d’utilisation de cet espace pendant cinq années à compter du moment où le nouveau cimetière pouvait accueillir des corps, puis, dans les cinq années suivantes, d’en permettre une utilisation mais en y interdisant fouille ou fondation. Ainsi, littéralement, la vente peut intervenir au bout d’un délai de dix années à compter de la dernière inhumation dans l’ancien cimetière (il convient donc de relever que le cimetière "translaté" peut paradoxalement continuer à recevoir des corps dans une certaine limite (L. 2223-6 du CGCT).

Cette position est aussi celle de l’Administration (Bulletin officiel du ministère de l’Intérieur 1868, p. 295, cité par Guillaume d’Abadie et Claude Bourriot, in "Code pratique des opérations funéraires", Le Moniteur 2e édition, p. 797) : "Il n’[y] aurait rien d’illicite, si, comme semble l’indiquer la délibération du conseil municipal, de simples travaux de remblai suffisaient pour approprier le cimetière supprimé à sa nouvelle destination" (il s’agissait de la possibilité d’aménager une place publique sur un cimetière "translaté" sans que les dépouilles n’aient été exhumées).
Néanmoins, dès lors que des travaux nécessitent une fouille, il sera nécessaire de procéder aux exhumations sous peine d’atteinte au respect dû aux morts (CA Metz 5 octobre 2010, JCP G 2010, 1168, note Francioso). En l’espèce, la commune de Lixing-lès-Rouhling a entrepris des travaux dans le cimetière désaffecté en vue d’y aménager une zone piétonne et carrossable sans avoir, au préalable, transféré les ossements humains vers l’ossuaire du nouveau cimetière. Si les dispositions de l’art. L. 2223-7 et suivants du CGCT qui régissent le changement d’affectation du cimetière autorisent le déclassement du cimetière sans imposer à la municipalité de procéder à l’exhumation des restes humains, il en est différemment lorsqu’elle prévoit d’en modifier l’affectation. À défaut, elle porte atteinte au principe du respect dû aux morts.
Ainsi, la présence de corps après que la fermeture du cimetière a été opérée juridiquement ne nous semble pas devoir remettre en question le fait que celui-ci était déjà désaffecté à compter du moment où la fermeture (c’est-à-dire l’interdiction de la plupart des inhumations) fut mise en œuvre. Pour la même raison, il nous semble alors qu’un déclassement du domaine public nous parait ne pas pouvoir être remis en cause à ce moment, car la désaffectation n’est pas liée à l’enlèvement de la totalité des corps, mais bien à l’opération juridique de translation, qui est indépendante de l’opération matérielle de transfert des dépouilles.
Cette question est d’importance. En effet, rappelons que, si l’on part du principe que le domaine public est inaliénable et que de surcroît un déclassement qui prendra nécessairement la forme d’une délibération du conseil municipal ne saurait être effectif sans qu’une désaffectation soit intervenue, la vente de l’ancien cimetière serait alors nulle. Cette nullité présentant la particularité de ne pas se prescrire. En un mot, il serait alors possible de revendiquer l’annulation de la vente de l’ancien cimetière ad vitam aeternam…

Philippe Dupuis
Consultant au Cridon, chargé de cours à l’université de Valenciennes, formateur en droit funéraire pour les fonctionnaires territoriaux au sein des délégations du CNFPT

Résonance n° 135 - Novembre 2017

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