Le Dr Richard Smith, ancien rédacteur en chef de la revue "British Medical Journal", l’une des revues de médecine les plus lues, vient d’indiquer, dans une tribune en date du 31 décembre, que "le cancer est la meilleure façon de mourir". Propos surprenant, pour ne pas dire choquant – surtout pour ceux qui sont atteints de cancer. Essayons, d’abord, de bien comprendre, au-delà de la boutade de mauvais goût, ce qu’il entend dire.

 

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Damien Le Guay

Il ne s’agit pas d’une étude approfondie, d’une recommandation de santé publique, mais bien plutôt d’une opinion quant aux différentes formes de mourir. D’autre part, il ne fait pas "l’apologie" du cancer. Ce serait absurde. Enfin, il s’agit, avant tout, pour lui d’indiquer que, de toutes les manières de mourir, celle qui laisse du temps, qui permet d’aménager sa "fin de vie", de dire adieu, de se confronter à lui-même et à Dieu est "la meilleure" – ou plutôt la moins mauvaise – de toutes.

Pour surprenante qu’elle soit, pour brutale qu’elle puisse apparaître, cette question de la "meilleure" manière de mourir n’est pas illégitime. Elle peut sembler choquante. Reconnaissons qu’elle n’est jamais posée comme telle. Pourquoi ? La fin de vie est désormais médicale. Les médecins apportent des solutions au point même d’étouffer les autres. Solutions relatives à la prolongation et non à la qualité. Or, pendant au moins mille ans, nous dit Philippe Ariès, une certaine "bonne mort", une bonne manière de mourir, était mise à l’honneur dans nos pays de chrétienté. Il s’agissait alors de respecter les trois temps de la mort : ceux du mourant, de l’enterrement et du deuil.

Et durant le "temps du mourant", il semblait évident d’aménager un temps de paroles partagées, de discussions ultimes, de clarification de soi vis-à-vis de soi-même, vis-à-vis des autres et vis-à-vis de Dieu – selon le schéma indiqué par la Chanson de Roland. La "bonne mort", par opposition à une mort subite, aphone, inconsciente, accidentelle et non négociée, impliquait de se mettre en ordre, de se préparer, et surtout de s’apprêter pour le "grand voyage". C’est ainsi que j’entends ce que nous dit le Dr Richard Smith. Il qualifie sa vision de "romantique". Elle a au moins l’avantage de poser des questions jamais formulées, peu abordées, reléguées le plus souvent dans les arrière-cuisines de "la mort intime" – et souvent considérée comme trop "intime" pour être pensée dans l’espace commun.

 A - Un retour à une "mort à l’ancienne" est-il possible ?

A priori non. Un tel "retour" est impossible si on entend cette mort d’autrefois comme religieuse par principe, explicative par nécessité, contraignante par obligation. Le contexte social a changé du tout au tout. Les "normes sociales" contraignantes ne sont plus de mise. Les "obligations" religieuses ne s’imposent plus. Le Dr Smith, dans sa tribune, prend appui sur les conditions de la mort du cinéaste Luis Bunuel – telles qu’indiquées par Jean-Claude Carrière. Bunuel dit explicitement avoir "peur de la mort". Il ajoute aussitôt qu’il a encore plus peur "de mourir seul, dans une chambre d’hôtel" et surtout "d’une mort qui n’en finit pas" en raison d’une médecine qui prolonge indéfiniment les corps. Il qualifie cette mort-là, médicale, une survie artificielle de "forme de torture la plus raffinée jamais faite à un être humain". Que fit-il, lui, avant de mourir – et de mourir d’un cancer en 1983 ? Il discuta, une semaine durant, avec ceux de son entourage et, aussi, avec un jésuite pour une ultime dispute théologique.
Ces deux refus (celui de l’isolement et celui de l’acharnement médical) doivent être entendus. Ils vont de soi, croit-on. De fait, ils sont affirmés un peu partout comme une double exigence. Et pourtant, à l’hôpital, ils ne s’imposent pas toujours dans toutes les décisions. Il suffit, pour s’en convaincre, de relire le rapport Sicard de 2012. S’ils étaient de l’ordre de l’évidence quotidienne, liés à toutes les décisions médicales, alors nous aurions un meilleur équilibre entre le curatif et le palliatif, et surtout la capacité (qui fait souvent défaut) d’arrêter à temps cette surmédicalisation de la fin de vie. Les médecins, au jour le jour – nous disent les rapports –, n’arrivent pas à "lâcher prise", à bien définir la frontière entre "les soins en vue d’une guérison" et, quand ceux-ci ne sont plus opérants, les "soins de confort".

Si cette frontière était, en France, mieux définie, alors les différents autres aspects de la fin de vie pourraient plus facilement se mettre en place. À côté du corps biologique, existent aussi un corps mémoriel, un corps psychologique, un corps spirituel, un corps affectif. Tous ces corps, souvent, n’arrivent pas à se déployer, à s’exprimer tant est omniprésent l’acharnement thérapeutique. Il évite d’aborder d’autres aspects de "la vie en achèvement". Et cet évitement-là convient aussi à tout le monde – y compris à l’entourage qui, souvent, ne sait pas bien comment aborder ces derniers moments et redoute ces face-à-face essentiels. D’où la demande du Dr Smith, à laquelle il faut penser : "Comment voulez-vous mourir ?" Si les uns pour les autres, pour nous-mêmes et pour ceux de notre entourage, nous n’y avons pas réfléchi au préalable, alors nous n’aurons pas la force d’éviter les processus sans âme qui sont dans la logique médicale. Incapables d’éviter la mort actuelle : avant tout une mort aphone, inconsciente, médicale, faite de si nombreuses occasions perdues.

B - De toute évidence, nous avons oublié que la mort est sociale avant d’être singulière

Quelles idées collectives nous faisons-nous du "départ" et des aménagements nécessaires qui y sont attachés ? Si nous n’abordons pas cette question (et, manifestement, nous ne l’abordons pas le moins du monde pour être renvoyés dans le seul champ de la décision personnelle), alors une mort imposée – et pas toujours confortable – continuera à dominer. Déjà le rapport public de Marie de Hennezel d’octobre 2003 ("Fin de vie et accompagnement") abordait cette question. Elle invitait à "sortir de la conspiration du silence" et proposait même une campagne publique de communication pour "sensibiliser" la population à ces questions. Cette invitation est-elle restée lettre morte ? On est en droit de le craindre. Cette "prise de conscience" s’est-elle opérée ? Rien ne le laisser penser.

Or, cette préparation des esprits est vitale. Rien de morbide ici. Nulle frayeur à cultiver. Une évidence seulement : si nous ne réfléchissons pas, collectivement, aux conditions d’un confort, aux différentes options possibles pour "bien" vivre sa mort (ou, pour le moins, moins mal la vivre), alors, par la force des choses, la médecine aura, comme aujourd’hui, le dernier mot. Et pour extraordinaire qu’elle soit, elle s’occupe des corps, seulement d’eux, et parfois même de la seule maladie à traiter. Or, nous ne sommes pas que notre corps. Notre corps biologique viendra à disparaître alors que nous avons, en nous, un devoir de transmission à l’égard de ceux que nous aimons et qui nous aiment. Ce devoir-là est plus important que notre corps biologique. Ne faut-il pas aménager des espaces de transmission, des moments de paix pour mieux "laisser partir les gens" – pour reprendre la question ?

Un voyage vers l’inconnu, vers l’au-delà de soi se prépare. Et cette préparation fait aujourd’hui défaut. Nos sociétés sont trop soucieuses d’euthanasie et pas assez d’accompagnement. Est-ce à dire qu’il faut "surtout" mourir au plus vite et non pas vivre au mieux, jusqu’au bout, dans un confort augmenté ? Est-ce là le message subliminal de nos sociétés ? Tout est là : pourquoi cette réduction du débat sur la vie écourtée et non pas sur la mort mieux aménagée ?

C - Quel est le rôle des proches, des équipes, des associations ?

Il est essentiel. Nous entrons, en janvier 2015, dans un débat au Parlement sur "la fin de vie" à la suite du rapport Leonetti-Claeys de décembre 2014. Puissions-nous, durant ces semaines de réflexion, entendre ce que nous dit le Dr Richard Smith – même si sa formulation est brutale : Quelle mort voulons-nous ? À quelle mort voulons-nous nous préparer ? Le confort est-il avant tout celui du corps au détriment de la conscience, ou celui de la conscience partagée, de la parole mise en commun ? Quels devoirs avons-nous vis-à-vis de nos proches et comment aménager au mieux ce "devoir de transmission" ?

Hannah Arendt nous met en garde : si la conscience ne nous apporte pas la réconciliation, elle laisse s’installer la guerre. Cet ultime effort de la conscience pour trouver les voies et moyens d’un salut personnel et collectif est avant tout une œuvre collective. Celle des proches, des équipes soignantes, de toute cette attention partagée au bord de la mort. Et, quand la fin est toute proche, si ce travail de guérison des consciences souffrantes ne se fait pas, il laisse place aux conflits non réglés, aux disputes transmises, aux douleurs jamais cicatrisées. Il laisse place à la guerre de soi vis-à-vis de soi-même et des autres. Alors, pensons avant tout aux moyens de promouvoir la paix des esprits (tout ce qui entre dans l’ambition de la culture palliative) et non aux raccourcissements des vies – portés par les partisans de l’euthanasie.

Damien Le Guay
Philosophe, enseigne à l’espace éthique de l’APHP, membre du comité scientifique de la SFAP, président du Comité National d’Éthique du Funéraire (CNEF), auteur de "Le Fin Mot de la vie – contre le mal mourir en France" ; Éditions du Cerf, 2014.

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