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Damien Le Guay est philosophe, président du Comité National d’Éthique du Funéraire (CNEF), et auteur de nombreux livres sur la mort, les rites funéraires ou la place des morts dans nos sociétés. Citons, en particulier : "La Mort en cendres" (Le Cerf, 2012) ; "Le Fin Mot de la vie" (Le Cerf, 2014) ; "Les Morts de notre vie" (Albin Michel, 2015 – livre d’entretiens avec entre autres Juliette Binoche, Amélie Nothomb, Christian Bobin et Philippe Labro).
Il intervient régulièrement dans des colloques, congrès, journées de formation, et directement auprès des opérateurs funéraires. En janvier 2016, devant un vaste parterre, il est intervenu dans un colloque sur le thème : "La mort intime". Quels liens existent entre l’intimité et la mort ? Quelles sont les conditions qui permettent d’instaurer une intimité autour de la mort ? Avons-nous perdu cette intimité avec la mort, et donc le sens de l’intimité ? Depuis lors, il a repris ce thème, et se propose ici de développer cette problématique sur plusieurs numéros. Nous le remercions d’avoir accepté de nous livrer ses réflexions de haute tenue. Elles nous permettent de "prendre un peu de hauteur", de sortir de notre quotidien pour mettre en perspective l’action des opérateurs funéraires et ce qu’il faudrait faire pour tenir toujours haute la qualité de l’offre funéraire. Il poursuit sa réflexion avec sa cinquième partie – qui est la dernière avant la conclusion.

La rédaction

 

Le Guay Damien 2017
Damien Le Guay.

Les difficultés culturelles qui nous empêchent de laisser apparaître nos émotions terminales

Ces deux difficultés, qui s’ajoutent l’une à l’autre, sont avant tout culturelles. Norbert Élias met en évidence cette interdépendance entre les structures sociales et les structures émotionnelles. Les premières conditionnent les secondes, qui elles sont organisées par les premières. Distinguons trois difficultés culturelles.

Nous avons réduit à la portion congrue cette exigence d’une conscience en fin de vie, comme une ultime responsabilité des uns pour les autres. Pendant longtemps, cet idéal de la "bonne mort", une mort d’adieux croisés et de remise de soi aux autres et à l’au-delà, était la règle, une manière d’accomplissement, de parachèvement de sa vie. Idéal chrétien, mais, avant lui, idéal des héros grecs. Quand Ulysse va visiter le royaume des morts, il y rencontre l’âme d’Achille, et lui demande s’il "ne regrette pas la vie". Il lui répond aussitôt : "Ne me farde pas la mort" ou "ne cherche pas à me consoler de la mort avec les mots" ou "ne cherche pas à m’adoucir la mort".

Certes, le regret est là, et il demande au visiteur de lui parler de son fils et des myrmidons, mais il lui faut affronter ce pays des "âmes consumées", le regarder en face, ne pas l’esquiver. Avec l’idéal chrétien face à la mort (qui dura plus de mille ans en Occident), pour s’y préparer, il fallait tout à la fois se clarifier le cœur, clarifier une dernière fois ses liens intimes avec les autres, et se clarifier l’âme avant qu’elle n’aille traverser le fleuve et aborder les territoires inédits de l’au-delà pour y entrer, y trouver sa place. Cette triple clarification était autant de modalités d’une même obligation : rendre des comptes à ses compagnons de vie, se rendre à la fin d’un combat valeureux, faire cette ultime reddition au Tout-Puissant.

Alors, dans cet intervalle nécessaire, il fallait plaider sa cause et s’expliquer avant que ne tombe "le rideau de fin". Cette alliance entre la mort et l’intime signifiait alors, dans ces ultimes moments, une soumission aux devoirs exigeants du jugement – et donc aux exigences de la vérité sur soi, avec ce qu’il avait de rigoureux, d’affectueux et de cruel. Jugement personnel, collectif, pesée des âmes, puis Jugement dernier. Cette perspective du Jugement fut aussi une perspective d’une vraie justice qui rétablirait les mérites des uns et des autres indépendamment des positions sociales.

La vraie justice du cœur contre l’injustice sociale. Cela est manifeste dans le tympan du Jugement dernier de l’abbatiale de Conques – fait durant la première moitié du XIIe siècle. Même les papes, les religieux, les rois, les puissants, s’ils succombent à l’un ou l’autre des péchés capitaux, iront en enfer. S’ils sont cupides, gloutons, avaricieux, concupiscents, indifférents aux malheurs des autres, ils subiront le châtiment prévu. À chaque péché sa punition. "Pécheurs, si vous ne réformez pas vos lois, sachez que vous subirez un jugement terrible", est-il écrit en latin sur le tympan.

La perspective du Jugement futur est une invitation à se réformer aujourd’hui. Plus rien ne tient des "grandeurs d’établissement", des prestiges de la fonction et même des avantages ecclésiastiques, devant le Jugement, sinon la pureté du cœur et le poids d’amour de l’âme. Au XVIIIe siècle, alors que la cour du roi ne brille pas par les qualités chrétiennes qu’elle professe, l’abbé de Rancé, réformateur austère de la Trappe, ancien membre de cette même cour, indique clairement à ses frères moines ce lien intime entre la mort et le Jugement. "Ce sont des évènements si unis par eux-mêmes qu’ils ne doivent point être séparés dans nos pensées. La mort n’a rien qui la suive de plus près que le jugement de Jésus-Christ. Mourir et être jugé, c’est presque la même chose."

Et il ajoute que les hommes ont moins peur de la mort que "d’être jugés". La mort est un jugement, et le jugement advient avec la mort. Il faut donc s’y préparer corps et âme. Il n’est plus question de tergiverser, mais de s’expliquer sans fard. Il n’est plus question de s’en remettre aux hiérarchies du monde, mais de se soumettre aux conditions du jugement : être juge de soi, laisser les autres délibérer sur toute une vie commune, se préparer au Jugement dernier.
Trois modalités d’une même lucidité ou, pour le dire autrement, d’une même "franchise" – au sens de la parrhêsia, à savoir l’exercice plein et entier d’une parole authentique qui est une qualité chez les Grecs et va devenir dans les Évangiles une "pleine assurance" (Act, 28,31) pour parler du Royaume, ou encore cette "assurance nécessaire" (Éph, 3,12) que donne le Christ pour nous approcher de Dieu avec confiance, mais aussi la capacité du Christ à parler "ouvertement" (Mt, 8,32).

De toute évidence, cette exigence sociale d’une vérité cruelle mais indispensable, d’une franchise exigée, d’un jugement nécessaire, n’est plus de mise. Un autre idéal, plus ou moins explicite, est apparu : n’être plus soumis aux regards de soi sur soi, des autres sur nous, de Dieu sur moi. Le jugement (comme instance critique et mise en scène de ses mérites et démérites dans le cadre d’un procès intime) n’est plus considéré nécessaire dans notre actuel théâtre social. Que dire de ce nouvel idéal, sinon qu’il est un besoin de normaliser les comportements, de réduire les troubles, d’assagir les personnes, d’enfermer l’esprit dans un corps et un corps dans une ataraxie médicamenteuse, un apaisement forcé !
Le devoir d’accompagnement a été remplacé par un devoir presque comminatoire de tranquillité. Il faut faire comme si de rien était. Le bavardage doit continuer, et n’être pas interrompu par des paroles solennelles – et donc violentes. Personne ne sait, mais tout le monde s’en doute, sans oser briser l’omerta du dernier lit. Pour favoriser ces apparences désinvoltes quand l’heure est tragique, le recours aux tranquillisants est de plus en plus important, en fin de vie comme tout au long de la vie. Il faut savoir que la consommation d’antidépresseurs a doublé dans les pays de l’OCDE depuis dix ans. Est-ce à dire, comme le pense Alain Ehrenberg, que la dépression est le "mal du siècle" d’un individualisme triomphant ? Ou est-ce à dire que les médicaments, et derrière eux les industries pharmaceutiques, font naître les maladies qu’ils disent pouvoir soigner ? Les deux, bien entendu !

La médecine

La médecine a de plus en plus de mal à considérer les émotions, et s’en méfie au point de tout faire pour les étouffer. Telle est la seconde difficulté culturelle. Les émotions sont un trouble, un frisson, une manière de ne plus être maître de soi et possesseur de son corps. Elles apportent de l’agitation. Avec les immenses progrès de la médecine, la tentation est grande de considérer le corps seul, et de réduire "l’art du soin" au seul soin du corps. Cette tentation, déjà dénoncée par Platon, est encore plus présente qu’autrefois : "On ne doit pas soigner le corps séparé de l’âme, et pour que l’esprit et le corps retrouvent la santé, il faut commencer par soigner l’âme." Les deux se répondent, s’épaulent, se prolongent, se renforcent et se confortent.

La tendance actuelle de la médecine à l’hôpital, là même où meurent la majorité de nos concitoyens, tendance dénoncée par maints rapports, tend à réduire le soin aux médicaments et la personne humaine à son corps. Quand le devoir du "prendre soin" se limite à celui de "prendre son médicament", quand l’attitude d’être "aux petits soins" se contente des traitements à prescrire, alors tend à s’effondrer, dans nos grosses structures de soins, l’autre aspect des soins : celui de la considération des personnes envisagées dans leur histoire, celui de l’écoute de cette intimité qui nous constitue, celui de cette immense prise en charge des flots d’inquiétudes à la surface desquels nous sommes.

Et pour "tenir" la psyché, rien de mieux que d’étouffer le corps avec des solutions médicamenteuses. Roland Gori dénonce cette "médicalisation de l’existence". Il semblerait que l’exigence scientifique de la médecine ait oublié que "nous sommes tissés de l’étoffe dont sont faits les rêves". Il semblerait que, pour beaucoup, nous soyons avant tout notre corps biologique, et non que nous en ayons un. Cette réduction au biologique, au corps biologique, aux soins médicamenteux, se fait au détriment de toutes les autres dimensions humaines. Et nous assistons à des réductions successives qui réduisent l’homme à ses symptômes.

Or, nous dit le professeur Maurice Corcos, "la vie d’un patient est toujours plus intéressante que ses symptômes, et réduire un patient à ses symptômes, c’est le délier de son histoire...". Le délier de son histoire, le suspendre hors-sol, hors-histoire, hors-réalité, le priver de ses autres corps : son corps psychique, son corps mémoriel, son corps affectif, son corps spirituel. Il semblerait que la fonction biologique ait occulté la "fonction narrative de soi-même" – celle-là même qui fut déployée par Paul Ricœur pour signifier que le "récit de soi" nous constitue, nous donne vie, tisse ensemble nos émotions et notre corps.

La psychiatrie

La psychiatrie elle-même semble se méfier des émotions et des désordres de la psyché. Cette troisième difficulté culturelle fut dénoncée en son temps par le psychiatre Édouard Zarifian, quand, avant les autres, il comprit que les nouvelles normes de la psychiatrie américaine (le DSM – Diagnostic and Statistical Manuel), qui allaient s’imposer dans le monde entier, faisaient fausse route. Il mit en garde contre l’excès de consommation de psychotropes, contre la réduction du psychisme à ses manifestations extérieures, contre les normes de psychiatrie et ses typologies. Pour lui, il ne faut jamais perdre de vue le rôle vital de la parole. "Aucune guérison n’est complète, disait-il, si une relation par la parole ne s’instaure pas pendant les soins, et après, entre le malade, ses proches et le médecin." Et cette "relation par la parole" semble passer au second plan dans la normalisation offerte par le DSM quand, nous dit Tristan Garcia-fons, ce manuel "réduit les sujets à leurs comportements, à la surface apparente de leurs comportements".

Tous ces blocages culturels, de plus en plus prégnants, modifient la manière que nous avons de nous présenter devant la mort. Si la possibilité d’avoir conscience de l’importance de ces ultimes moments est rendue difficile, si la conscience elle-même tend à être distraite, euphorisée ou amadouée, si les émotions font à ce point peur qu’il est préférable de recourir massivement à la sédation, si même les sciences de la psyché se méfient de la parole au profit des médicaments ou des protocoles, alors, de toute évidence, cet "intervalle entre la vie et la mort" n’a plus lieu d’être aménagé.

Damien Le Guay
Philosophe, est vice-président du CNEF. Il enseigne à l’Espace éthique de l’AP-HP (sur les questions d’éthique de la mort) et est maître de conférences à HEC. Il fut auditionné par la première commission parlementaire de Jean Leonetti ("Respecter la vie, accepter la mort", juin 2004) sur les questions d’évolution de la mort et de perte de rituels. Il est critique littéraire au "Figaro Magazine", tient une rubrique dans "Famille chrétienne", et fait de nombreux entretiens sur Canal Académie (webradio de l’Institut de France).

Résonance n°137 - Février 2018

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