Les morts de la rue : quand la mort invisible est rendue plus humaine

L’abnégation de ces personnels est certes honorable, mais elle n’est nullement comparable à l’engagement des bénévoles du Collectif Les Morts de la Rue (CMDR). Certes, le personnel de la cellule médicale est appelé à intervenir sur des personnes décédées, mais, ayant un lien familial permettant la prise en charge de leurs obsèques, pour les bénévoles du CMDR, leur action consiste à agir sur ce qu’il y a de plus froid dans la mort : la banalité du lieu de décès et l’absence de lien social de la personne décédée.

La mort de la rue est un phénomène que notre société contemporaine a certes occulté et que les bénévoles engagés au sein du comité ont souhaité remettre au centre de la vie sociale. Donner de la visibilité à ces morts revient, en quelque sorte, à les humaniser et à les replacer au cœur d’une société qui les oubliés. L’annonce du rapport annuel du Collectif est un moment fort qui vient relancer le débat sur la précarité de cette catégorie sociale et permettre une prise de conscience sur les formes invisibles de la mort.

Pour son rapport 2023, le CMDR recense 624 décès pour l’année 2022. Des personnes sans domicile, qui étaient sans logement personnel, à la rue, dans un abri de fortune, en squat ou encore dans une structure d’hébergement au cours de leurs derniers mois de vie.

Le CMDR est une association créée en 2003, qui regroupe un ensemble d’acteurs de terrains, d’associations et de personnes elles-mêmes en situation de Sans Chez Soi (SCS) ou anciennement SCS, tous en lien permanent avec les personnes en situation de précarité. Il a pour mission de faire savoir que vivre à la rue mène à une mort prématurée, de dénoncer les causes souvent violentes de ces morts, de veiller à la dignité des funérailles, et enfin de soutenir et d’accompagner les proches en deuil (amis, familles, professionnels, bénévoles…). Le CMDR se compose d’une équipe de professionnelles salariées et d’une intervenante indépendante, de volontaires en service civique et de plus de 150 bénévoles, tous engagés sur les différentes actions :

• L’hommage public aux morts de la rue : un hommage public national a lieu chaque année pour honorer les personnes SCS décédées.

• L’accompagnement des Proches En Deuil (PED) : depuis ses débuts, le CMDR est en lien avec des proches des personnes décédées à la rue.

• Faire vivre la mémoire des morts de la rue : des binômes de jeunes volontaires en service civique se succèdent tous les 6 ou 8 mois au sein du CDMR. Ils travaillent spécifiquement sur la mission "Mémoire des morts de la rue".

• L’accompagnement des morts isolés en convention avec la Ville de Paris : l’Institut Médico-Légal (IML) et les Services Funéraires de la Ville de Paris (SFVP).

• La formation et l’appui aux acteurs confrontés aux décès.

• La publication de l’étude Dénombrer & Décrire (D&D), qui décrit la mortalité et les parcours des personnes SCS.

Sans revenir sur les différentes méthodes de recensement qui divergent dans leurs estimations du nombre de personnes vivant dans les rues, le rapport minimise cette donnée et se concentre sur l’importance du chiffre annoncé qui n’arrête pas d’augmenter de façon spectaculaire, passant de 406 en 2012 à 624 à 2022, soit une augmentation de plus de 54 %. Malgré tout, ce chiffre ne représente qu’une vision partielle de cette sombre réalité sociale qui se concentre sur des chiffres et qui ne révèle pas "les visages, les vies et les histoires qui se cachent derrière ceux-ci".

L’étude réalisée cette année montre une fois de plus la diversité des personnes SCS en termes d’âge, de genre, d’origine et de composition familiale. Cette hétérogénéité inclut des hommes et des femmes adultes, des personnes âgées et des jeunes, des migrants et des autochtones, ainsi que des enfants.

Selon le rapport publié par le CMDR, les personnes décédées sont en majorité masculines, jeunes et ayant vécu seules. Parmi les 624 décès enregistrés par le CMDR au cours de l’année 2022, les hommes sont majoritairement représentés, avec 87 % des décès par rapport aux femmes (13 %). L’âge moyen au décès des personnes SCS en 2022 est estimé à 49 ans, tout comme celui pour la période 2012-2021. Plus de 80 % des décès surviennent à un âge situé entre 25 et 65 ans chez les personnes SCS.

Plus de la moitié des décès recensés par le CMDR en 2022 concernent les personnes nées en France (52 %), légèrement moins que les années précédentes (55 % en 2012-2021). En dehors de la France, les pays de naissance les plus fréquents en 2022 sont : Pologne (25 personnes, 5 % des décès), Algérie (22 personnes, 4 % des décès), Roumanie (21 personnes, 4 % des décès), Bulgarie (17 personnes, 3 % des décès), Maroc (12 personnes, 2 % des décès), Soudan (9 personnes, 2 % des décès), Ukraine, Tunisie, Russie (6 personnes de chaque pays, soit 1 % des décès pour chacun), Sri Lanka, Lituanie et Cameroun (5 personnes de chaque pays, soit 1 % des décès pour chacun), Turquie, Sénégal, République du Congo, Allemagne et Afghanistan (4 personnes de chaque pays, soit 1 % des décès pour chacun). République tchèque, Somalie, Slovaquie, Portugal, Pakistan, Moldavie, Inde, Géorgie, Érythrée, Côte d’Ivoire, Congo, Brésil et Belgique (3 personnes de chaque pays, soit 1 % des décès pour chacun). La plupart des pays restants ont des taux de décès inférieurs à 1 %.

L’essentiel des décès est concentré en Île-de-France, et principalement sur la voie publique. La distribution régionale des décès survenus et recensés par le CMDR en 2022 se concentre fortement sur l’Île-de-France (43 % des décès), suivie des Hauts-de-France (11 % des décès) et de la Provence-Alpes-Côte d’Azur (8 % des décès). Ce résultat est à interpréter avec précaution, car ces différences de mortalité géographiques peuvent être liées à l’implantation du CMDR à Paris et au système de surveillance qui ne couvre pas le territoire dans sa totalité à travers le réseau de partenaires.

Cependant, 7 régions connaissent une hausse des décès signalés par rapport aux années précédentes 2012-2022 : Pays de la Loire (+1,7 point), Bretagne (+1,4 point), Hauts-de-France (+1 point), Nouvelle-Aquitaine (+0,9 point), Île-de-France (+0,5 point), Centre-Val de Loire (+0,4 point), Auvergne-Rhône-Alpes (+0,2 point). A contrario, les baisses les plus importantes sont observées dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (-2 points) et Occitanie (-1,8 point).

En 2022, le lieu de décès le plus fréquent est l’espace public (37 %). Les lieux de soins constituent le deuxième lieu de décès le plus fréquent (27 %). Dans 15 % des cas, les personnes SCS sont décédées dans des lieux d’hébergement de type CHU, CHRS ou encore au domicile d’un tiers. Cette distribution des lieux de décès en 2022 est différente avec les données recueillies sur la période 2012-2021, avec une prédominance cette année dans l’espace public, contrairement à la période 2012-2021 (41 % contre 36 %). La part des décès dans l’espace public est plus importante chez les 15-25 ans (57 %), puis chez les 25-45 ans (48 %). Cette prédominance tend à s’atténuer avec l’âge (de 57 % des décès chez les 15-25 ans à 22 % chez les 65 ans et plus), mais reste tout de même prépondérante. En revanche, parmi les plus de 65 ans, les décès ont eu lieu majoritairement en lieux de soins (46 %).

En 2022, les décès des personnes SCS sont survenus le plus souvent au cours de l’hiver (37 %) et à l’automne (24 %). C’est le taux le plus élevé observé en hiver depuis 2012. Il permet de mettre en évidence les tendances saisonnières des décès recensés par le CMDR depuis 2012. On observe une forte variabilité des décès, les mois de décembre et janvier sont ceux pour lesquels les décès recensés ont été les plus nombreux en 2022, avec respectivement 97 décès (15 %) et 86 décès (14 %).

Il est constaté une augmentation régulière des décès entre l’automne et l’hiver de chaque année, avec des pics de décès réguliers, notamment en décembre (en 2016, 2017, 2018 et 2022) et en novembre (2021). L’hiver est une période de plus forte mobilisation du public, des administrations ainsi que des médias envers la population SCS, qui sont alors plus susceptibles de signaler un décès au CMDR.

Ces deux témoignages publiés dans le rapport du CMDR mettent en valeur le travail de signalement effectué par les bénévoles. Ils permettent de mesurer combien certains SCS sont appréciés des riverains, au point qu’ils prennent en charge les funérailles. Ces écorchés vifs et déracinés livrent une leçon de vie et d’humanité.

Pavel, 52 ans, était d’origine de l’Est de l’Europe. On ne sait pas précisément quand il est arrivé en France, mais il vivait à la rue depuis quelques années. Il était sympathique et souriant, avait été affecté par la perte de ses deux chiens, confisqués par la police. Il se confiait peu, la barrière de la langue ne facilitait pas l’échange, mais il était apprécié des riverains. Il refusait toute démarche, et refusait entre autres de se laisser examiner ou soigner. Son état de santé s’était dégradé, tant sur le plan psychique que somatique. Les associations qui le connaissaient s’en inquiétaient. On ne sait pas si Pavel souffrait d’addictions, ses antécédents médicaux ou encore de quoi il a pu décéder. À son décès, les riverains de son lieu de vie ont pris en charge ses funéraires, auxquelles son frère a pu assister.

Franck n’a que 13 ans quand il se retrouve en situation de rue. Il va vivre ensuite pendant 29 ans sans solution de logement, avec des séjours réguliers en prison. Il vivait seul, n’avait pas d’enfants, et aurait 4 frères et sœurs. Sa mère est encore en vie. On ne sait pas s’il avait encore des liens avec eux, ou s’il avait d’autres liens sociaux. Sorti de prison un mois auparavant et percuté par un véhicule, il perd la vie sur la voie publique.