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Premiers retours sur l’enquête sociologique sur les échanges au sein des salons funéraires.
 
Trompette Pascale 2020 1Qu’est-ce qui fait du salon funéraire un moment si particulier pour la profession ? Quelles informations circulent d’une allée ou d’un stand à l’autre ? Pourquoi est-il autant question de "convivialité" à propos du salon ? Qui rencontre-t-on et pour se dire quoi ? Pour répondre à ces questions, une équipe de recherche en sociologie a conduit une enquête visant à mieux comprendre la teneur des échanges et les sujets abordés pendant le salon. Elle présente les premiers résultats de cette enquête menée à partir d’interviews auprès des exposants et d’un questionnaire auprès des visiteurs.

Pourquoi travailler sur les salons professionnels du funéraire ?

Cette enquête fait partie d’un programme de recherche financé par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) sur le rôle de l’événementiel au sein de différents secteurs professionnels (gastronomie, film d’animation, funéraire, mariage), ainsi que sur l’usage des salons par les professionnels, pour construire leur notoriété et leur trajectoire de carrière.
Enfin, l’attrait considérable pour l’événementiel comme mode d’interaction entre professionnels, et les évolutions que connaît la branche funéraire, font des salons destinés aux professionnels concernés des endroits privilégiés pour comprendre leur façon d’appréhender les évolutions du secteur.

Comment rendre compte par exemple de la place de la convivialité festive et de l’entre-soi dans l’activité professionnelle et marchande ? Est-ce que le salon sert à faire des affaires, à obtenir des informations cruciales chuchotées confidentiellement, à résoudre les querelles ou à débattre des évolutions économiques et politiques du secteur ? Est-ce le lieu où les acteurs du secteur élaborent collectivement une façon de comprendre le monde, et d’y faire face ? Ou bien, plus simplement, n’est-ce qu’un espace où l’offre s’étend clairement sous les yeux des acheteurs, qui viennent y faire leur marché ?


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Comment observer ce qui se passe pendant le salon ?

L’observation sociologique repose sur trois méthodes complémentaires. D’une part, nous avons procédé à une observation ethnographique des éditions 2017 et 2019 du salon FUNÉRAIRE PARIS, qui se Potier Victor 1déroulait au Bourget au mois de novembre dernier. D’autre part, nous avons réalisé un questionnaire à l’intention des visiteurs de l’édition 2019 du salon parisien. Ce questionnaire visait à déterminer qui sont les personnes présentes sur le salon (métier, progression de carrière, âge), ce qu’ils y font, les sujets abordés, les personnes rencontrées et les objectifs visés de la présence à l’événement. L’échantillon de 172 répondants (dont 133 questionnaires remplis en totalité) est constitué majoritairement d’hommes (72,6 %), âgés de 35 à 64 ans (moyenne = 47,8 ans) et indépendants exerçant les métiers de pompes funèbres et de vendeurs d’articles.
31 entretiens ont été réalisés pendant et après les salons, principalement auprès des exposants ou de représentants de la profession. Ces entretiens permettent de décrire des usages de l’évènement et des formes de sociabilité variées par les professionnels du salon.

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Le salon : espace de socialisation professionnelle

Une écrasante majorité des répondants au questionnaire (94 %) déclarent qu’il est important d’être présent pour "faire du relationnel". Le salon sert donc d’espace de socialisation. Néanmoins, cette homogénéité dissimule des pratiques différentes de l’évènement. Plusieurs générations sont simultanément présentes au salon : une génération jeune orientée vers un usage performant de l’événement (objectifs d’affaires, de rentabilité du salon, de partenariats à nouer, etc.), et une génération de professionnels chevronnés, de plus en plus rares, aux réseaux constitués de longue date et davantage inclinés à un usage récréatif.

Ce changement générationnel est parfois vécu par certains participants comme un remplacement culturel. "Sur les premiers salons que j’ai connus, il y avait des brouettes de bouteilles de champagne qui s’en allaient à tout instant de la journée, confie un exposant, aujourd’hui retraité mais présent depuis la première édition. Les méthodes ont changé. Maintenant, c’est très discret" (voir graphique p.44).

L’entrée par génération

Pour affiner l’analyse générationnelle, nous identifions trois catégories de visiteurs selon leur ancienneté dans le secteur : les professionnels ayant commencé avant 1999 et l’ouverture à la concurrence, les professionnels entrés en activité entre 1999 et 2013, et les nouveaux entrants arrivés à partir de 2014.

La génération des plus anciens (entrée avant 1999) représente 29,4 % de l’échantillon. Elle utilise le salon pour entretenir une sociabilité professionnelle déjà là. Elle visite un nombre important de stands, mais rencontre peu de nouvelles personnes (trois maximum). Quand on demande à ces visiteurs quels sujets sont abordés lors de leurs rencontres, il s’agit plus facilement des sujets relatifs à leur vie personnelle, et ils sont les plus nombreux à qualifier leurs nouvelles rencontres d’"amicales" (44,8 %). Leur réseau est déjà constitué, et ils l’entretiennent sans investir le salon de façon stratégique (près de 60 % viennent sans aucune planification de leur visite).

La génération intermédiaire (entrée en 1999 – 2013) représente 38,7 % de l’échantillon. Elle opère la transition entre les pratiques conviviales des plus anciens, et celles des plus jeunes. Cette génération de professionnels est celle qui planifie le plus sa visite (53 % des répondants) et qui qualifie le plus les nouvelles rencontres de "professionnelles".

Elle aborde plus facilement les sujets politiques (62,7 % des répondants parlent de politique contre 50 % chez les plus les jeunes et 54 % chez les plus anciens). Même si, comme pour les plus anciens, les échanges restent empreints d’une dimension personnelle, consistant à aborder les réalités quotidiennes du métier (78,4 %) et à partager des anecdotes sur la vie personnelle (49 %).

Enfin, cette génération est sensiblement moins portée que les autres à utiliser le salon pour "entretenir sa notoriété", mais plus à considérer cette venue importante pour montrer qu’on est "de la partie" et régler des conflits entre personnes (38,8 % contre 12,5 % chez les jeunes et 37 % chez les anciens). Entre convivialité et utilitarisme, cette génération, entrée dans la profession au moment de la mise en application de la loi Sueur, semble plutôt investir le salon pour gérer la dimension concurrentielle, politique et potentiellement conflictuelle du marché.

La troisième génération, la plus jeune (entrée à partir de 2014), représente 31,9 % de l’échantillon. Elle est celle chez qui l’aspect utilitaire du salon est le plus présent. L’événement est un outil où on découvre le marché, ses tendances, où on se socialise à la profession et où on noue de nouveaux partenariats. Les jeunes restent tendanciellement moins longtemps (un jour sur trois en majorité), mais rencontrent significativement plus de nouvelles personnes.

Ce résultat est logique ; peu socialisés, ces professionnels viennent construire leur réseau. Ils sont ceux déclarant le plus venir chercher de futures collaborations au salon (71,4 % contre 66,2 % en moyenne). À l’inverse des plus anciens, ils entretiennent moins de relations personnelles avec leurs confrères (les anecdotes et sujets personnels sont moins abordés), et à l’inverse de leurs aînés ils déclarent peu utiliser l’évènement pour régler des conflits entre personnes (12,5 % seulement).

Cette approche par génération permet donc de mettre en évidence les strates professionnelles qui composent le secteur du funéraire, comme les géologues lisent le temps dans les couches de sédiments : professionnels installés entretenant leur réseau, génération socialisée à une situation de concurrence nouvelle, et nouveaux entrants engagés dans la construction de leur activité professionnelle.

Une approche par le taux de fréquentation du salon

Mais cette différence générationnelle est-elle liée à une fréquentation plus intense des salons (plus on est ancien, plus – potentiellement – la fréquentation des salons s’accroît) ? En plus d’une approche par génération, nous distinguons alors trois catégories d’acteurs sur la base de leur participation aux éditions de FUNÉRAIRE PARIS depuis leur entrée dans la profession : les visiteurs occasionnels (ayant participé jusqu’à 33 % des éditions tenues), fréquents (de 34 % à 66 %) et les visiteurs constants (de 67 % à 100 % des éditions). Enfin, nous identifions une quatrième catégorie d’acteurs nouvellement entrés dans le secteur (depuis 2016), présents à leur première ou deuxième édition du salon seulement, et à propos de laquelle il est donc difficile de parler de taux de fréquentation.
Les visiteurs occasionnels représentent 22 % de l’échantillon interrogé, pour moitié constitué de professionnels appartenant à la génération la plus ancienne. Tendanciellement, leur séjour au salon est court (71,4 % ne restent qu’un jour). Ils sont les plus nombreux à déclarer chercher de nouvelles coopérations avec un confrère ou une consœur (57,1 %). Et ils sont aussi surreprésentés parmi les rares répondants déclarant utiliser le salon pour se sortir d’une situation financière difficile.

Les sujets abordés lors des rencontres les plus importantes traitent de relation commerciale, mais aussi, sans doute car cette catégorie est majoritairement constituée de professionnels chevronnés, d’anecdotes et d’éléments de la vie personnelle. Ces visiteurs occasionnels ne sont pas là pour la notoriété (47,8 % contre 69,9 % en moyenne), mais pour participer ponctuellement à l’animation, voire au renouvellement, de leur réseau professionnel (73,9 % contre 64,2 % en moyenne). Leur usage du salon est utilitaire, davantage orienté vers la formation de nouvelles collaborations que vers l’entretien d’un entre-soi professionnel.

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Les visiteurs fréquents représentent 28,5 % de l’échantillon, et sont constitués en majorité de professionnels appartenant à la génération intermédiaire (60 %). Ils sont les plus nombreux à planifier leur visite (55 %), traduisant la venue au salon pour un besoin de produits spécifiques et sur un temps court (61 % ne restent qu’une journée). Ce sont ceux qui rencontrent le moins de nouvelles personnes, préférant viser l’efficacité et se tourner vers leurs connaissances déjà établies.

S’ils investissent particulièrement le salon pour montrer qu’ils sont "de la partie" et pour animer leur réseau, ils participent plus facilement à des échanges sur les autres indépendants et acteurs du secteur (63,6 % déclarent en parler contre 54,1 % en moyenne de l’ensemble des répondants). Similaire à la génération née avec l’application de la loi Sueur, leur venue à l’évènement tient à la gestion de la concurrence sectorielle (ils sont les plus nombreux à déclarer venir au salon pour régler un différend personnel à 39,4 %) et à la réalisation d’activités marchandes préparées à l’avance.

Les visiteurs constants représentent 39,6 % de l’échantillon et sont composés en majorité de professionnels entrés en activité avant 1999 (47,2 %). Les usages de cette catégorie de professionnels expérimentés et visiteurs assidus du salon sont très spécifiques : ils sont bien moins orientés vers la réalisation d’affaires que vers l’entretien convivial d’un entre-soi professionnel. Ils ont tendance à rester deux à trois jours au salon (51,2 %), et à visiter plus de stands (près de 80 % visiteront plus de 10 stands contre 59 % pour les occasionnels et 66 % pour les nouveaux entrants), alors qu’ils passent moins de commandes.

Comme pour le reste de l’échantillon, la moitié déclare planifier au moins partiellement leur venue, mais cette planification diffère de celle des visiteurs constants : ils connaissent plus de monde, et veulent n’oublier personne en flânant. Ils déclarent massivement que leur présence au salon est importante pour montrer qu’on est "de la partie" (82,9 %) et pour entretenir sa notoriété (82,9 %). Ils rencontrent tendanciellement quatre nouvelles personnes et plus, ce qui en fait le groupe le plus sociable avec les nouveaux entrants.

Lors de ces rencontres, ils abordent fréquemment des informations générales relatives à l’évolution du secteur (stratégie des leaders, prévoyance), là où les visiteurs occasionnels et fréquents délaissent ces sujets peu utiles pour leurs usages du salon. D’année en année, ils ont le loisir d’élargir chaque fois leur réseau, parfaitement socialisés à leur milieu professionnel. Experts dans la maîtrise des interactions qui s’y déroulent et des cadres conviviaux qui les contextualisent, ils sont les plus nombreux à déclarer réaliser des rencontres professionnelles pendant le salon (82,8 %).

Enfin, la catégorie des nouveaux entrants se caractérise par une sociabilité exploratoire. Majoritairement présents pendant une journée, ces professionnels planifient peu, mais visitent beaucoup de stands (67,5 % en visitent plus de 10), sans pour autant passer de commande (près de 70 % n’en passent aucune). Présents pour regarder ce que le marché a à offrir, ils sont le groupe rencontrant le plus de nouvelles personnes, majoritairement qualifiées de rencontres à la fois "professionnelles et amicales".

Cette double catégorisation qui leur est propre traduit une socialisation en cours, tâtonnante, et contrairement aux visiteurs anciens et constants, un manque d’expérience pour catégoriser les types de rencontres et d’acteurs. Néanmoins, ils sont les professionnels qualifiant le plus ces rencontres d’occasion de coopérer avec un confrère ou une consœur (65 % contre 53,3 % en moyenne dans les autres catégories) et déclarant le moins les utiliser pour un partenariat commercial (35 % réfutent cet usage contre 12,6 % en moyenne dans les autres catégories).

Par rapport aux autres catégories de visiteurs, le salon est pour eux davantage propice à la socialisation par les pairs qu’à l’établissement de partenariats commerciaux. Enfin, ces visiteurs parlent particulièrement peu des réalités quotidiennes du métier pendant le salon (57,1 %), quasiment pas de leur vie personnelle (8,6 %), mais davantage de futures collaborations (74,3 % contre 58,9 % en moyenne chez les autres).

Quelles sont les formes d’interaction privilégiées sur le salon funéraire ?

À quoi sert un salon pour une profession ? Est-il plutôt un lieu d’affichage de sa force et de sa notoriété commerciale ? Un moment de simple convivialité au profit de partenariats commerciaux ? Un lieu d’échange permettant de faire corps sur les menaces au sein du secteur ? Ou tout simplement une foire où l’on vient faire son "marché" et voir des nouveautés ?

En complétant l’analyse des questionnaires par le recueil des témoignages des exposants du salon, nous avons exploré dans quelle mesure ces différentes formes d’interaction étaient présentes au salon. Et cela nous conduit à identifier que certains types de relation sont privilégiés, alors que d’autres sont volontairement tenus en dehors du salon.

"Faire communauté"

Le salon est certainement un moment où les professionnels réaffirment leur commune appartenance à la profession : "C’est une niche le milieu funéraire, explique un cadre présent sur le salon. [Pendant le salon], on rencontre des gens, on leur demande ce qu’ils deviennent, comment ça se passe pour eux, leur entreprise, etc. C’est plus un moment d’échange qu’un moment d’échange commercial". Un fabricant de plaques explique vouloir traduire des valeurs d’accueil et de "bienveillance", au cœur du métier, par l’accueil sur son stand.

Pour construire leur stand, deux jeunes exposants (vente de machines à graver la pierre) ont décidé de suivre les conseils de leurs parents, anciens dans la profession : "Nos prédécesseurs nous ont dit : il faut que vous ayez énormément de pochoirs à distribuer et que vous ayez des produits locaux. Ce sont quand même beaucoup de bons vivants, ils aiment partager. Si vous en avez, ils vont s’arrêter plus longtemps."

Un autre fabricant de plaques, lui aussi récent dans le secteur relie cette culture à des pratiques extérieures au salon, et ancrées dans la réalité des petits indépendants : "Dans cet univers-là, il y a un peu un côté galettes de Pont-Aven. Ce n’est pas péjoratif quand je dis ça, mais les indépendants, c’est un peu ça : viens voir ma boutique, on va déjeuner. Et on déjeune bien." Le salon sert donc une fonction de mise en scène de valeurs propres par ailleurs à la profession, par une culture traditionnelle d’accueil et de partage.

À son origine, le salon avait pour objectif de structurer la profession par le projet de la chambre syndicale CSNAF, et de pallier l’absence d’une presse professionnelle. Mais aujourd’hui, le salon contribue-t-il à organiser la profession par des échanges sur les évolutions et les menaces à venir ? Sur ce point, il intervient peu dans le déroulement de discussions de fonds relatifs, par exemple, aux rapports à la presse, à la montée de la prévoyance ou aux rapports de force entre leaders et indépendants.
"Ce n’est pas au salon qu’on débat de l’avenir de la profession", explique un membre de la chambre syndicale. Cette forme de relation professionnelle est présente, mais dans une moindre mesure seulement. Elle se concrétise par des formes d’accueil et de travail relationnel, sans aller jusqu’à fédérer les participants dans une démarche réflexive et collective sur l’avenir de leur secteur. Ces questions, apanage de groupes aux caractéristiques sociales spécifiques (visiteurs fréquents, professionnels de génération intermédiaire) sont déjà débattues en dehors du salon.

 "Faire son marché" 

Le salon permet d’accéder à des produits et à des services, mais aussi de se positionner par rapport aux nouveautés du secteur. Le principe initial de la foire est une présentation globale de l’offre du marché, avec l’avantage pour les opérateurs funéraires en tant que distributeurs de trouver l’ensemble des produits au sein d’un salon unique. Le statut de la nouveauté est donc crucial pour les offreurs comme pour les demandeurs : être capable d’apprendre ce que produit la concurrence, et de se différencier en conséquence.

Dans un secteur caractérisé par des évolutions sociologiques très lentes, l’enjeu pour les participants du salon est de savoir trouver, voire identifier les nouveautés intéressantes, ou alors de savoir les présenter, voire les représenter pour mieux convaincre de leur valeur. Sur le plan de la recherche, un cadre d’un grand groupe parle de sa prochaine visite sur le stand d’une jeune entreprise pour aller "renifler les tendances" et plus particulièrement leur "modèle digital" capable de changer le comportement des consommateurs. Un autre cadre explique quant à lui avoir identifié une nouvelle flotte de véhicules électriques sur un stand voisin et les avoir immédiatement achetés.

Sur le plan de la représentation, un important fabricant de cercueils explique n’exposer que des prototypes non commercialisés : "On refuse de présenter nos produits à nos clients qui travaillent toute l’année avec. C’est du prototype, de l’attire l’œil. Aujourd’hui, ce n’est pas vendable, mais dire que si demain on veut le faire, on peut". Bien sûr, plusieurs exposants mentionnent le risque d’espionnage industriel ("Ils filment, ils prennent tout en photo. Après, tu le retrouves dans leur catalogue dans un an. Les Chinois copient tout.")

Un autre fabricant de plaques raconte avoir craint la copie et la révélation de leur processus de fabrication, pour finalement choisir une autre option : venir au salon sans produit, rencontrer des professionnels et leurs besoins, puis revenir deux ans plus tard avec quelques prototypes. Plutôt que de protéger son invention des regards et de la concurrence, le salon peut donc aussi être un lieu privilégié pour s’imprégner de la culture funéraire et transformer les discussions autour des produits en idées ou créations.  Cette anecdote épisode illustre la dimension structurante du mimétisme, le fait de regarder les autres et de se laisser regarder, à la fois sur l’organisation des relations de concurrence, mais aussi pour faire évoluer l’offre commerciale et sa présentation. Le salon est un petit espace dans un circuit plus large d’échanges de produits, bien sûr, mais aussi d’informations, de conseils et de pratiques.

"Faire du relationnel" 

Les interactions sur le salon facilitent de futures activités professionnelles ou commerciales. Cette forme de relationnel prend plusieurs formes pendant l’évènement. Premièrement, la présence au salon peut servir à signifier symboliquement la bonne santé économique d’une entreprise. Un fabricant de cercueils explique ainsi que les clients passent considérablement moins de commandes pendant le salon, mais qu’"ils viennent juste faire du relationnel. Ils voient qu’on a un beau stand, qu’on est bien implantés, bien présents. L’accueil est bien, ils sont contents de travailler avec nous." Un jeune exposant explique également : "Depuis qu’on a repris cette activité, je sais qu’il faut qu’on vienne au salon, c’est obligatoire."

Deuxièmement, la présence au salon permet de recalibrer ponctuellement des situations de dépendance ou de concurrence et mieux maintenir dans le temps les relations d’échange commercial. Le même fabricant de cercueils parle ainsi du salon et des soirées organisées comme des "moments privilégiés dans un esprit de convivialité." "Les clients ne sont pas à la maison, mais pas loin. Même pour nous, exposants, cela nous offre une coupure et nous passons un agréable moment." Pour l’exposant, l’invitation "comme à la maison" de ses clients est une façon de leur rendre l’invitation, après s’être imposé pendant l’année dans leurs entreprises respectives par l’entremise des commerciaux.

De la même façon, un exposant d’une entreprise dans le secteur numérique raconte préférer prendre contact avec ses concurrents qu’avec des visiteurs. "On leur demande ce qu’ils exposent, ce qu’ils font. On est sympas, même avec nos concurrents. On leur demande s’ils peuvent nous faire une petite présentation et on fait une présentation de notre logiciel. On est curieux, cela peut nous apporter à tous les deux."

Un vendeur de plaques ajoute : "Il faut désamorcer, c’est un petit milieu". Enfin, cette dimension relationnelle peut avoir des effets plus immédiats sur l’activité commerciale. Un exposant raconte ainsi avoir accueilli un client lui demandant conseil sur un devis réalisé par une entreprise avec laquelle l’exposant travaillait déjà. Ce dernier, identifiant une tarification particulièrement élevée du produit, a aidé son client à négocier un rabais de 20 %.

Un autre exposant décrit son activité sur le salon comme une forme de relation "sans vocation de business derrière" : "serrer des mains, comment vas-tu ? Pour le coup, ce n’est pas le boulot, c’est : "comment vont la femme, les enfants, etc. On boit une coupe." Mais cette évacuation de la dimension marchande ne tient pas longtemps, et il raconte comment ces discussions mènent rapidement à du "réseautage" (par exemple par la mise en relation de deux de ses connaissances voulant travailler ensemble).

"Faire concurrence" 

Le salon sert-il à afficher un pouvoir économique, à recueillir des informations stratégiques, voire à faire jouer des relations directement concurrentielles ? Ces formes de relation existent, comme sur tout marché, mais elles sont assez étonnamment reléguées à l’extérieur du déroulement de l’évènement. Le cadre d’une entreprise nous explique ainsi "capter l’information autrement", par l’intermédiaire d’entreprises en lien avec des opérateurs. "On capte de l’information par ce biais, on peut recueillir de l’information indirectement. C’est le bouche-à-oreille, le réseau. On a un réseau important, on est souvent en contact avec les opérateurs locaux."

Pour ce participant, le salon sert au mieux à vérifier des informations déjà collectées en cours d’année. Ce qui se passe sur le salon ne tient alors que de la rumeur et de la "curiosité" ("Il y a beaucoup de professionnels, la rumeur part dans tous les sens, c’est radio téléphone, les petits aiment bien savoir ce qui se passe chez les gros"). De la même façon, les relations de concurrence ou l’arrivée d’un nouvel acteur sur le secteur sont gérées au long de l’année, et constituent une problématique traitée à l’extérieur du salon.

Ce qu’il faut retenir ?

L’enquête sur le rôle de l’événementiel dans le secteur du funéraire montre un lien entre le degré de fréquentation des salons, et le développement de formes de relations spécifiques : développer de nouveaux partenariats, entretenir un réseau de relations devenues personnelles, régler des différends entre personnes, s’informer sur les évolutions du secteur, etc. Étonnamment, les commandes y sont peu nombreuses, même si l’évènement joue son rôle en matière d’amorce commerciale, les affaires étant susceptibles de se concrétiser en dehors du salon (importance des devis, des échanges autour des produits).

Néanmoins, on identifie chez les participants un investissement du salon tourné vers des formes d’échanges personnels, de sociabilité, et donc vers la construction d’un lien qui peut soutenir les relations commerciales a posteriori. Les anciens professionnels, présents depuis une trentaine d’années, ont ainsi noué des échanges devenus amicaux, à l’endroit même où la génération post-libéralisation investit beaucoup plus le salon pour gérer les relations sensiblement plus conflictuelles du fait de la concurrence.

Les thèmes de conversation abordés produisent une vision intéressante des liens entre générations, de la fréquence et des formes des relations : les plus anciens parlent d’anecdotes personnelles et des réalités quotidiennes du métier, la génération intermédiaire des évolutions politiques du secteur, et les jeunes de futures collaborations.

En somme, l’analyse des publics et des pratiques du salon produit un instantané des transformations passées et en cours du secteur. Le salon n’est pas (ou pas seulement) une foire dont la fonction est la mise en scène de l’offre du marché, pas plus qu’il n’est un lieu de fête destiné à reléguer temporairement tout rapport de force marchand. Il est un espace investi à la fois pour "faire son marché" et "faire communauté", en manifestant son appartenance à un même monde professionnel par le relationnel, mais sans nécessairement y inclure les relations de concurrence. "Le salon, c’est un moment où on laisse les fusils au vestiaire", rappelle un ancien indépendant, parmi les représentants d’une fédération professionnelle.

Le salon permet cette combinaison de pratiques et de catégories de professionnelles hétéroclites ; il offre aux acteurs un espace privilégié pour traiter certaines informations (relation personnelle, concurrence, innovation, etc.), mais aussi pour faciliter la relation entre des acteurs et des produits, au même moment et au même endroit, malgré leurs trajectoires respectives différentes.
 
Victor Potier
PACTE, CNRS, Sciences Po Grenoble

Pablo Têtedoie,
Sciences Po Paris

Pascale Trompette
PACTE, Université Grenoble Alpes
 
Nota :
Avec la participation de Martin Julier-Costes pour le recueil de données pendant le salon de FUNÉRAIRE PARIS. Les auteurs souhaitent remercier particulièrement la CSNAF, Anne Tourres, Maud Batut et Steve La Richarderie pour leur concours déterminant dans la réalisation de cette enquête.
 
Résonance n°165 - Novembre 2020

Instances fédérales nationales et internationales :

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