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Par une audacieuse décision, le Tribunal des conflits, juridiction chargée d’empêcher les dénis de justice provoqués par une déclaration d’incompétence des deux ordres de juridictions judiciaires et administratives, décide que l’atteinte matérielle à un monument funéraire échappe à la définition de la voie de fait et consacre donc un bloc de compétence sur ce point au juge administratif.


T. confl., 2 juin 2025, n° C4344, B c/ Cne Saint-Laurent-sur-Saône

Les faits : atteinte à un monument funéraire lors d’une reprise

Un ayant droit des familles Buguet et Terrasse, titulaire d’une concession perpétuelle dans le cimetière de Saint-Laurent-sur-Saône, a constaté que les monuments funéraires et les dalles des tombes familiales avaient été supprimés à la suite d’une erreur dans une procédure de reprise de concessions en état d’abandon sans d’ailleurs que les corps n’aient été exhumés, ni même atteints au cours de cette opération. Le tribunal administratif de Lyon a saisi le Tribunal des conflits, estimant que la juridiction administrative n’était pas compétente pour connaître de l’action en réparation de la requérante, le tribunal judiciaire de Lyon s’étant auparavant déclaré incompétent.

Le juge répartiteur estime alors que :
"Dans le cas d’une décision administrative portant atteinte à la propriété privée, le juge administratif, compétent pour statuer sur le recours en annulation d’une telle décision et, le cas échéant, pour adresser des injonctions à l’Administration, l’est également pour connaître de conclusions tendant à la réparation des conséquences dommageables de cette décision administrative, hormis le cas où elle aurait pour effet l’extinction du droit de propriété", précise le Tribunal.

Il estime qu’en cas d’expiration d’une concession sans renouvellement ou en cas de reprise d’une concession en état d’abandon, "les monuments et emblèmes funéraires qui ont pu être édifiés ou apposés sur le terrain par les titulaires de cette concession, et qui n’ont pas été repris par ces derniers, sont intégrés au domaine privé de la commune". Par ailleurs, "eu égard au caractère accessoire des monuments funéraires par rapport à la concession, seule l’extinction du droit réel immobilier tiré de la concession emporte compétence du juge judiciaire pour connaître de conclusions tendant à la réparation des dommages causés à une sépulture".

C’est la première fois, à notre connaissance, qu’un monument funéraire est ainsi qualifié d’"accessoire" par rapport à une concession funéraire.

Dès lors, "la destruction des dalles et monuments funéraires à laquelle il a été procédé par erreur pour le compte de la commune, sans réattribution des emplacements correspondants à de nouveaux concessionnaires, si elle a porté atteinte à la propriété des constructions érigées sur ces sépultures, n’a pas eu pour conséquence l’extinction du droit réel immobilier".

Il appartiendra donc au juge administratif de trancher le litige entre la commune et la famille et non au juge judiciaire. Cette décision du Tribunal des conflits invite donc à distinguer le régime juridique de l’atteinte à la concession funéraire et aux corps qu’elle peut abriter du régime juridique de l’atteinte aux monuments et ornements funéraires. Il s’agit en droit d’une limitation d’ampleur à la théorie dite de la voie de fait. Explications…

La voie de fait 

La définition classique

Jusqu’en 2013, la voie de fait se définissait par la réunion de deux conditions cumulatives :
- Il fallait que l’Administration soit manifestement sortie de ses attributions (TC 17 mars 1949, Société Rivoli-Sébastopol, Rec. CE p. 594). On entend par là que la décision de l’Administration n’est pas susceptible de se rattacher à une des missions qui lui sont ordinairement dévolues ou que la procédure suivie pour mettre en œuvre une décision légale est irrégulière (cas par exemple de l’exécution forcée).

Attention, cette condition était assez subtile à remplir. Par exemple, selon une cour administrative d’appel, le fait pour un maire de délivrer une autorisation d’inhumation sur un emplacement du cimetière communal, objet d’une concession, sans s’être assuré du consentement du titulaire de celle-ci, est constitutif d’une faute mais non d’une voie de fait car, ce faisant, le maire n’a pas pris un acte insusceptible de se rattacher à ses pouvoirs en la matière. (CAA Douai, 26 févr. 2002, n° 99D00433, Cne Nieppe).

En effet, le maire dispose du pouvoir de délivrer une autorisation d’inhumation et ainsi le comportement est certes dommageable mais susceptible d’être rattaché à une activité de l’Administration. En revanche, la voie de fait était retenue lorsque les services communaux déversent sur une sépulture des gravats mélangés à d’anciens ossements, méprisant ainsi le respect dû aux morts, l’inviolabilité des concessions et le culte des familles (TGI Lille, 26 novembre 1988, Ville de Lille, D.1999, p. 422, note X. Labbée).

- Il fallait encore, et c’est la seconde condition, que cette mesure ait porté atteinte au droit de propriété ou à une liberté fondamentale. Il appartient au juge de déterminer ce qui ressort de ces deux conditions. Nous pourrions citer par exemple comme remplissant ces conditions l’atteinte à la liberté d’aller et de venir. Il suffit juste de savoir si le comportement de l’Administration porte atteinte à un droit déjà qualifié par les juges de liberté fondamentale.

Quant au droit de propriété, il importe de nouveau de mentionner que c’est ce droit qui est protégé et non les autres droits réels immobiliers (à l’exception notable des concessions funéraires : TC, 25 novembre 1963, Commune de Saint-Just Chaleysin c/ Épx Thomas, Rec. CE, p. 713). Ainsi, la Cour de cassation a-t-elle jugé que ne constituent pas une voie de fait l’absence d’indemnisation pour extinction d’une servitude qui n’entraîne pas dépossession ou abandon d’un bien par le propriétaire, pas plus que des travaux de démolition qui auraient méconnu cette servitude (Cass. 1re civ., 12 juin 1990, Sté Centrale Semmapes, Bull. civ. I, n° 168).

L’intérêt de cette notion, dont l’utilisation est à tout le moins délicate et peu fréquente mais qui se rencontre régulièrement en droit funéraire, est que son illégalité peut être constatée tant par le juge administratif que par le juge judiciaire. Dans le cas du juge administratif, il ne sera pas tenu par les délais des voies de recours (TC 27 juin 1966 Guigon, Rec. CE p. 830) ; dans celui du juge judiciaire, il se dispensera de renvoyer la question de la légalité de l’acte devant les juridictions administratives (TC 30 octobre 1947 Époux Barinstein, Rec. CE p. 511).

Dans tous les cas, il appartiendra au juge judiciaire de réparer le préjudice subi de par ses missions de gardien tant de la propriété privée que des libertés fondamentales. La voie de fait ne doit pas être confondue avec l’emprise qui en est parfois proche. En effet, l’emprise résulte d’une dépossession même provisoire par l’Administration du droit de propriété d’une personne privée ou d’un autre droit réel immobilier.

Pour résumer, on pourrait dire : Il y a emprise sans voie de fait quand la privation de liberté n’est pas insusceptible de se rattacher à tout pouvoir de l’Administration, il y a voie de fait sans emprise lorsque sont en cause des mesures qui portent gravement atteinte à la propriété immobilière et qui ne sont pas rattachables à une activité normale de l’Administration. Enfin il peut y avoir voie de fait avec emprise et dans ce cas le régime de la voie de fait l’emporte.

La nouvelle définition de la voie de fait

Par une décision "Bergoend" ( TC 17 juin 2013 Bergoend), le juge venant tirer en quelque sorte les conséquences de la possibilité pour le juge administratif dans le cadre du référé-liberté de prononcer des injonctions à l’égard des personnes publiques opta pour une nouvelle définition, plus restrictive de cette notion en affirmant : "qu’il n’y a voie de fait de la part de l’Administration, justifiant, par exception au principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire pour en ordonner la cessation ou la réparation, que dans la mesure où l’Administration soit a procédé à l’exécution forcée, dans des conditions irrégulières, d’une décision, même régulière, portant atteinte à la liberté individuelle ou aboutissant à l’extinction d’un droit de propriété, soit a pris une décision qui a les mêmes effets d’atteinte à la liberté individuelle ou d’extinction d’un droit de propriété et qui est manifestement insusceptible d’être rattachée à un pouvoir appartenant à l’autorité administrative …".

Ainsi ressortent de la voie de fait désormais tout d’abord les exécutions forcées de décisions administratives : En effet, traditionnellement, sauf textes le prévoyant expressément, une personne publique ne peut pas, si un administré refuse d’obtempérer à un acte administratif, exécuter celui-ci à sa place. L’Administration ne peut réagir à une illégalité par une autre, or l’Administration n’a que très rarement l’autorisation d’exécuter par la force ses propres décisions : elle doit préalablement faire constater l’illégalité de la situation par le juge (TC, 2 déc. 1902, Sté immobilière de Saint-Just, Rec. CE, p. 713).

Le juge punit alors le contrevenant et autorise l’Administration à user de moyens de coercition comme l’injonction assortie ou non d’astreintes pour assurer le respect de ses décisions. Il ne peut être dérogé à ce principe qu’exceptionnellement quand un texte l’y autorise ou quand la jurisprudence l’a permis. Par exemple, un maire ne saurait obturer le raccordement d’un camping au réseau d’assainissement, alors même que celui-ci serait illégal, (Cour de cassation première chambre civile, 23 mai 2006, communes de Vendres).

De surcroît, il conviendra qu’il y ait "atteinte à la liberté individuelle ou aboutissant à l’extinction du droit de propriété manifestement insusceptible d’être rattachée à un pouvoir appartenant à l’autorité administrative".

Par cette décision, le Tribunal des conflits réduit donc considérablement l’application de la voie de fait puisqu’il vient décider que la voie de fait n’existe pas pour un dommage causé par l’Administration à une sépulture dès lors que les corps s’y trouvant ne sont pas atteints.
 
Philippe Dupuis
Consultant au Cridon
Chargé de cours à l’université de Lille

Résonance n° 220 - Octobre 2025

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