Ces dernières années ont été marquées par l’accroissement de circonstances portant gravement préjudice aux familles sur le plan moral. Plusieurs cas ont été identifiées, dans des situations aussi variées que : la perte d’un cercueil par une compagnie aérienne, l’inversion de corps à partir d’un établissement de santé, le retard dans la livraison d’un cercueil à l’aéroport de destination et le décès de passagers à la suite d’une catastrophe aérienne.
Dans toutes ces situations, les familles ont été gravement affectées et largement déstabilisées dans la gestion de la période de deuil. Quelle que soit la circonstance, la question du préjudice moral subi par la famille se pose avec acuité. En effet, à cette situation marquée par la perte d’un être cher – déjà compliquée par les nombreuses démarches administratives à effectuer – vient se greffer une sorte de triple peine liée à l’incompréhension des causes de la défaillance, notamment lorsqu’elles résultent d’erreurs matérielles humaines.
Bien évidemment, ces situations dérogatoires qui ont marqué l’histoire du métier ne sont pas inédites. Elles ont existé dans un passé lointain, mais n’ont pas connu l’écho et l’ampleur des plus récentes. Les médias, relayés par les réseaux sociaux, et la visibilité qu’ils apportent leur ont donné une forte intensité dans la réaction de l’opinion publique. L’accroissement du nombre de décès lié à l’importante mobilité des populations a rendu ces situations inévitables, devenant presque un risque lié à chaque métier.
Dans de telles circonstances, les familles exigent une réparation du préjudice moral qui les affecte. Reste que les modalités de cette évaluation du préjudice ne sont pas aisément chiffrables. À titre d’exemple, l’envoi d’une urne cinéraire par la Poste – ce qui est fortement à éviter – est soumis à une déclaration de la valeur marchande du produit expédié, qui servira de base à une éventuelle indemnisation en cas de perte du colis. Face à une telle situation, tant l’expéditeur que l’agent en poste ne sauront donner une quelconque indication, tellement la valeur affective de l’objet est inestimable sur tous les plans.
Dans notre analyse, nous tenterons d’apporter des éléments comparatifs de l’évaluation du préjudice moral affectant les familles à travers 3 situations qui permettent de comprendre la variété du calcul du préjudice moral : l’inversion de corps à partir d’un établissement de santé, le décès à la suite d’une catastrophe aérienne et enfin la perte d’un cercueil par une compagnie aérienne.
Inversion de corps et faute du personnel hospitalier : le montant du préjudice moral ?
En la matière, une situation équivalente à celle de Corbeil, survenue plus récemment, a été jugée par la cour administrative d’appel de Nantes, le 12 juillet 2024. Dans cette affaire, le CHRU de Rennes, responsable de la chambre mortuaire et de l’identification des personnes décédées, a reconnu que le personnel du funérarium de l’établissement a commis une erreur d’identitovigilance(1) en confiant aux pompes funèbres un autre corps que celui du membre de la famille attendu.
Cette faute dans l’organisation du service hospitalier qui engage sa responsabilité a causé un préjudice moral dès lors qu’elle a fait obstacle à l’observation des prières et rites funéraires, si importants dans la religion musulmane, a beaucoup choqué les proches de la famille dans un moment particulièrement douloureux et l’a conduite à prier devant un parfait inconnu.
Sur la base de ce dysfonctionnement, la famille a demandé en première instance au tribunal administratif de Rennes de condamner le Centre Hospitalier Régional Universitaire (CHRU) de Rennes à lui verser la somme de 10 000 € en réparation du préjudice moral résultant des conditions d’inhumation de leur défunt. Par un jugement du 22 décembre 2023, le tribunal administratif de Rennes a condamné le CHRU de Rennes à verser à la famille la somme de 4 000 €.
En désaccord avec la décision précitée, la famille a saisi la cour d’appel afin de dénoncer l’insuffisante évaluation du préjudice moral dont elle demande réparation au motif qu’il résulte de l’instruction qu’à la suite d’une erreur commise par le personnel du funérarium, le corps d’un autre défunt a été remis à la famille, mis en bière et transporté à la mosquée pour la cérémonie religieuse organisée par la famille.
Le service des pompes funèbres n’ayant été informé de cette erreur qu’au moment de l’arrivée du corps au cimetière, avant l’inhumation, les obsèques ont dû être interrompues, le corps de ce défunt rapporté au funérarium et leur dépouille enfin conduite au cimetière pour qu’il soit procédé à son inhumation.
Compte tenu de ce retard et des horaires d’ouverture du service funéraire, il n’a pas pu être procédé à une cérémonie religieuse à la mosquée en présence du corps du défunt, lequel n’a, dès lors, pu bénéficier de la cérémonie et des prières qui lui étaient destinées conformément aux rites du culte musulman.
La famille a fait valoir qu’elle était très proche de son défunt, a exposé en avoir été bouleversée et avoir été indignée non seulement par les conditions dans lesquelles la cérémonie s’est déroulée, mais surtout de n’avoir pu rendre dignement à son père l’hommage requis par le culte musulman afin de permettre le repos de son âme. Elle demande qu’il soit opéré une équitable appréciation du préjudice moral subi en l’évaluant à la somme de 5 000 € au lieu des 4 000 € obtenus en première instance. Finalement, la cour d’appel a estimé que l’évaluation doit être portée à 5 000 €.
Cette affaire est surprenante sur le plan de la perception personnelle, dans la mesure où l’émoi que suscite un tel dysfonctionnement est disproportionné eu égard à la peine endurée et à son impact sur le clan familial, parents, amis et alliés présents aux obsèques. Le montant de l’indemnisation requis par la famille - 10 000 € - est-il sous-estimé par elle-même ?
En réalité, la réponse à cette interrogation est simple : en France, le préjudice moral est peu évalué par rapport à d’autres pays. La fourchette d’indemnisation de ce poste est variable. Elle est plutôt de l’ordre de quelques milliers d’euros. L’âge de la victime et son espérance de vie seront pris en considération pour cette évaluation. Bien évidemment, toute indemnisation est contestable auprès d’une juridiction.
À titre d’indication, nous vous donnons les fourchettes d’indemnisation qui existent selon le barème de l’association 2AV (Association d’aide aux Victimes)
• Préjudice moral du conjoint (ou concubin) en cas de décès de l’autre conjoint 20 000 € à 30 000 €
• Préjudice moral de l’enfant en cas de décès du père ou de la mère
- Enfant mineur : 20 000 € à 30 000 €
- Enfant mineur déjà orphelin, majoration de 40 % à 60 %
- Enfant majeur vivant au foyer : 15 000 € à 20 000 €
- Enfant majeur vivant hors du foyer 11 000 € à 15 000 €
• Préjudice moral du parent pour la perte d’un enfant
- Si l’enfant vivait au foyer : 20 000 € à 30 000 €
- Si l’enfant vivait hors du foyer : 13 000 € à 20 000 €
• Préjudice moral des frères et sœurs
- Vivant au sein du même foyer : 9 000 € à 15 000 €
- Ne vivant pas au même foyer : 6 000 € à 10 000 €
• Préjudice moral du grand-parent pour la perte d’un petit-enfant
- Vivant au sein du même foyer : 11 000 € à 15 000 €
- Ne vivant pas au même foyer : 7 000 € à 12 000 €
• Préjudice moral du petit-enfant pour la perte d’un grand-parent
- Vivant au sein du même foyer : 11 000 € à 15 000 €
- Ne vivant pas au même foyer : 7 000 € à 12 000 €
Décès lors d’une catastrophe aérienne : comment les familles sont indemnisées ?
Qu’elle soit responsable ou non, la compagnie aérienne est redevable de l’indemnisation des familles des victimes. En effet, la Convention de Montréal de 1999 est très claire en son article, qui rend le transporteur responsable : "Le transporteur est responsable du préjudice survenu en cas de mort ou de lésion corporelle subie par un passager, par cela seul que l’accident qui a causé la mort ou la lésion s’est produit à bord de l’aéronef ou au cours de toutes opérations d’embarquement ou de débarquement".
De cette disposition découle un véritable fondement de la responsabilité quasi-automatique des compagnies aériennes.
Il convient d’attirer l’attention sur le fait que les indemnités versées au premier temps de la catastrophe correspondent à des paiements anticipés qui ne préjugent pas de la responsabilité de la compagnie aérienne. L’art. 28 de la Convention précitée est très clair : "En cas d’accident d’aviation entraînant la mort ou la lésion de passagers, le transporteur, s’il y est tenu par la législation de son pays, versera sans retard des avances aux personnes physiques qui ont droit à un dédommagement pour leur permettre de subvenir à leurs besoins économiques immédiats. Ces avances ne constituent pas une reconnaissance de responsabilité et elles peuvent être déduites des montants versés ultérieurement par le transporteur à titre de dédommagement".
Dès la certitude du décès des passagers à la suite de la catastrophe et de la confirmation de leur responsabilité, les compagnies aériennes démarrent un processus de négociations avec les familles. La première étape consiste à proposer des avances sur indemnités, tel que le précise la convention de Montréal. Très préoccupées par l’entretien de leur image de marque auprès de l’opinion publique, les compagnies tentent ensuite, par le biais de leurs assureurs, de négocier avec les victimes à l’amiable. En cas de désaccord sur les montants des indemnités à allouer, les familles se reporteront sur des procédures contentieuses. À titre d’exemple et d’avances d’indemnités, les familles du Boeing 777 de la Malaysia Airlines n’ont reçu qu’une avance de 37 000 €, en attendant l’issue finale des négociations.
Afin de calculer le montant des indemnités à allouer aux familles des victimes, 2 types de préjudices peuvent être pris en considération. D’abord le préjudice moral, dont le montant de l’évaluation sera déterminé par des experts attitrés. Il s’évalue en fonction du lien de parenté avec la victime. Il peut s’ajouter un préjudice émotionnel en fonction des circonstances douloureuses et de la nature de la catastrophe, ce qui peut conduire à l’augmentation considérable du montant des indemnisations.
Enfin, il est possible d’introduire l’appréciation d’un préjudice économique issu de la perte tragique d’un membre de la famille du fait de sa prépondérance dans l’entretien actuel ou futur des membres de sa famille. Ce sera le cas notamment en cas de présence d’enfants scolarisés ou handicapés dont la prise en charge ultérieure est importante en termes de charges financières. Pourtant, l’expérience nous enseigne qu’en matière d’indemnisation des familles de victimes de catastrophes, les montants ne sont pas identiques.
Pourquoi toutes les familles ne reçoivent-elles pas le même montant d’indemnisation ?
La disparité des montants des indemnisations, aussi choquantes qu’elle puisse paraître, s’explique par les dispositions des conventions internationales régissant le transport aérien. Évoquant la juridiction compétente, l’art. 33 de la convention de Montréal précise : "L’action en responsabilité devra être portée, au choix du demandeur, dans le territoire d’un des États parties, soit devant le tribunal du domicile du transporteur, du siège principal de son exploitation ou du lieu où il possède un établissement par le soin duquel le contrat a été conclu, soit devant le tribunal du lieu de destination".
En proposant trois critères d’éligibilité à l’action contentieuse, le texte va donner lieu à des compensations très variables d’une famille à l’autre. Chaque pays ayant sa propre jurisprudence en la matière, cette situation donnera lieu à des indemnités plus généreuses dans certains pays et moins dans d’autres. À titre d’exemple, aux États-Unis, les juridictions accorderont des indemnités bien plus importantes que dans d’autres pays.
La presse spécialisée a eu l’occasion de relever les aberrations des indemnités allouées aux familles des victimes du vol Rio-Paris. Ainsi, une famille américaine a touché 2,98 millions d’euros, alors qu’une famille européenne n’a reçu que 186 000 €. Ce différentiel s’expliquant par le fait qu’aux États-Unis, des procédures collectives devant les juridictions aboutissent à des indemnisations exorbitantes.
Les différences de jurisprudence conduisent à des injustices dans les indemnités versées aux familles de victimes de crashs aériens. Dans certaines situations, elles peuvent varier de 1 à 10.
Perte d’un cercueil ou retard dans son cheminement
Dans un précédent article dans Résonance, nous avions fait état de cette affaire d’une compagnie aérienne qui a perdu, pendant quelques jours, la trace d’une dépouille mortelle acheminée sur un de ses vols réguliers. L’histoire avait, à l’époque, choqué l’opinion publique et les professionnels du funéraire.
En effet, la compagnie avait évoqué, dans son communiqué de presse, les dispositions de la Convention de Varsovie, en proposant 3 800 € d’indemnités à la famille, soit une somme équivalente au poids du cercueil multiplié par l’indemnité unitaire forfaitaire : 172 kg à 22 € le kilogramme. Nous avions eu l’occasion de rappeler combien la qualification de transport de marchandises affectée aux transports de dépouilles mortelles était inappropriée.
Certes, la Convention de Varsovie a été remplacée par la Convention de Montréal conclue le 28 mai 1999 et entrée en vigueur le 28 juin 2004 après avoir été reconnue par les États membres de l’Union européenne. Néanmoins, la situation est figée et aucune réflexion n’a été engagée afin de réformer cette perception. Malheureusement, si l’hypothèse venait à se reproduire, la même sidération serait ressentie. En l’absence de jurisprudence nationale ou internationale, il sera très difficile de se prononcer sur le résultat d’une éventuelle action engagée par la famille à l’encontre d’une compagnie aérienne visant à compenser le préjudice moral subi à cette occasion.
Nous avons également évoqué la situation du retard pris dans l’acheminement d’une dépouille vers sa destination finale. Dans ce cas d’espèce, notamment lorsque l’opération implique plusieurs transporteurs successifs, la Convention de Montréal en son art. 36 précise : "Ces transporteurs seront solidairement responsables envers le passager, ou l’expéditeur ou le destinataire". Le transitaire restant maître d’œuvre de l’opération, il lui incombera d’agir auprès des transporteurs afin d’obtenir la réparation du préjudice constaté.
Le transport aérien étant amené à se développer fortement dans les prochaines années, il est à craindre que les questions relatives à la prise en compte du préjudice moral des familles reviennent avec acuité. Il en sera de même concernant les départs de corps à partir des établissements de santé. Le nombre de plus en plus important des décès au sein de ces structures remettra au cœur du débat la question de la prise en compte du préjudice moral à cette occasion. Finalement, notre analyse aura permis de relever combien l’écart était énorme entre la perception humaine du préjudice moral et sa valorisation monétisée.
Méziane Benarab
Résonance n° 215 - Mai 2025
Résonance n° 215 - Mai 2025
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