Après l’Autriche, l’Allemagne, le Japon, le Canada et les U.S.A pour ne citer que les pays les plus connus, la Belgique a accueilli l’une des expositions les plus controversées de ce début de siècle.
"Köperwelten" (Le monde des corps)… C’est le nom de cette exposition. Délibérément installée au sein des abattoirs de Bruxelles, cette démonstration artistique pour les uns, morbide pour les autres, ne laisse personne indifférent. Le quidam en mal de sensations fortes aussi bien que l’étudiant ou le passionné d’anatomie, tous y trouvent leur compte, éprouvant des sentiments divers qui vont du dégoût à l’admiration, d’une curiosité malsaine à l’intérêt scientifi que.
En France, la réaction ne s'est pas fait attendre puisque la justice a préféré interdire purement et simplement l'exposition "Our Body" (Notre Corps) estimant que cette dernière contrevient à la décence d'une part, car, je cite, :"L'espace assigné par la loi au cadavre est celui du cimetière" et au transport des personnes décédées d'autre part, surtout depuis la loi du 19 décembre 2008.
Mais alors que pourrait-on dire des momies que l'on soustrait à des tombes plusieurs fois millénaires et que l'on expose à travers le monde sans aucun problème particulier ?
Respecte t-on pour autant le corps en l'exposant ainsi et répond-on de manière adéquate à la législation funéraire en matière de transport ou de lieu de sépulture?
Je pense que la vraie raison est malheureusement plus obscure et que ces deux pseudo-raisons ne font que masquer la vraie étendue du problème…
Ces corps ont-ils été réellement "donnés" au célèbre médecin par de généreux donateurs qui ont cru entrevoir une forme possible d'immortalité, à l'instar de leurs "cousins" égyptiens ou bien sontils, comme le prétendent les associations "Solidarité Chine"et "Ensemble contre la peine de mort", ceux de condamnés à mort chinois, ou de personnes dont les familles n’ont pas réclamé la dépouille ?
C’est une question primordiale, qui en soulève une autre : comment se fait-il que des expositions précédentes comme à Marseille ou à Lyon aient pu se dérouler sans la moindre anicroche ?
Mais qu'est-ce fi nalement que la plastination ?
Gunther von Hagens, professeur de Médecine, décida de se spécialiser en anatomie en mettant au point en 1974 un procédé qu’il baptisa lui même la "plastination".
Cette création si complexe consiste à débarrasser sous vide, l’eau et la graisse contenues dans les tissus et de les remplacer par du silicone ou de la résine époxy ou polyester, sachant qu’un corps entier doit subir plus de mille heures de travail avant de pouvoir être présenté au public… averti ou profane !
L’avantage de cette méthode réside dans le fait que les organes, les muscles, les veines, les artères ou les corps entiers montrés aux curieux gardent une certaine élasticité sans contrainte d’odeur et ce pour une durée illimitée.
La méthode comporte plusieurs étapes qui ressemblent parfois à celles pratiquées lors de prise d'empreinte et de moulage de grosses pièces à savoir :
- Fixation des tissus dans un bain de formol dilué pendant plusieurs semaines et mise en place des positions défi nies par l'anatomiste.
- Déshydratation et dégraissage par des bains d'acétone à - 25 ° pendant de nombreuses semaines également.
- Imprégnation forcée sous pompe à vide en extrayant l'acétone au profit du silicone, de la résine époxy ou de la résine polyester.
En effet, le silicone permet de traiter des masses importantes comme des corps entiers, les résines époxy sont davantage envisagées pour des pièces vues "en coupe" de 2,5 mm d'épaisseur et enfi n les résines polyester ne sont employées que pour préserver des tissus dits "nerveux" en obtenant un contraste de gris et pour des pièces jusqu'à 4 mm d'épaisseur.
Mais, si incroyable que cela puisse paraître, le professeur Gunther von Hagens, anatomiste de génie pour certains, artiste pour d’autres, n’est pas l’inventeur de l’"écorché" car même si la technique est nouvelle, le véritable précurseur de cette "drôle" de façon d’exposer un corps remonte au XVIIIe siècle, époque à laquelle les conceptions de préparations anatomiques étaient présentées soit sous forme de répliques en cire, soit par conservation de pièces anatomiques dans de l’alcool.
Durant neuf années, Fragonard (l’"Autre", en référence à son cousin germain le peintre) mit au point une technique de conservation portant sur plusieurs milliers de pièces anatomiques mettant en scène tantôt des hommes comme "l’homme à la mandibule", tantôt des animaux comme la "Myologie du singe" (entre 1766 et 1771), qui fait applaudir un petit singe accompagné par un de ses congénères tenant dans sa main une noix. Ou encore, le "Buste de chèvre" qui reste une oeuvre remarquable tant par la qualité de la dissection que par sa mise en scène, thorax béant laissant apparaître les vaisseaux, le coeur et les bronches.
Fragonard fut le premier professeur d’anatomie et le directeur de l’École vétérinaire royale d’Alfort, il excellait dans l’art de mettre en évidence ce que l’on nomme la tétracérie.
Où commence et où fi nit l’art ? Là où certains verront un trait de génie et une façon originale de présenter le corps humain sous tous ses aspects, d’autres verront l’obscène et éprouveront du dégoût, de la même façon qu’au Moyen-Âge, les dissections et autres examens de corps étaient prohibés : ceux qui les pratiquaient étaient qualifiés d’hérétiques et bien souvent condamnés au bûcher eu égard aux croyances religieuses et à l’emprise de l’Église.
Comme von Hagens, Fragonard, selon ses humeurs mettait en scène la mort et le mort, le corps humain étant considéré comme un support de travail presque banal qu’il modifi ait à souhait mêlant science et provocation comme dans le célèbre "Groupe de foetus dansant la gigue". Cette oeuvre met en scène trois foetus dont les artères ont été injectées de cire ; pour mieux évoquer le mouvement, le célèbre médecin avait pris soin de dissocier les nerfs et les muscles afin de les faire sécher dans la position voulue pour en imiter le mouvement.
Le vétérinaire ne s’arrêta pas là, on lui doit aussi la "Tête humaine injectée" et les "Injections-corrosions du système vasculaire d’un enfant" dont les vaisseaux, injectés de cire colorée en bleu pour les veines et rouge pour les artères apparaissaient comme gonfl és et permettaient à l’étudiant de bien comprendre le système artéro-veineux de la tête et du bras !
Le système de corrosion était un procédé révolutionnaire (à double titre étant donné la période sur laquelle il fut établi !) pour l’époque puisque la technique consistait à injecter dans l’organisme un mélange de cire et de résine assimilée à de l’essence de térébenthine via le système artéro-veineux, puis à détruire l’enveloppe corporelle en plongeant à plusieurs reprises le corps dans des bains astringents d’acide chlorhydrique autrefois appelés des "bains d’esprit de sel fumant". Au bout de quelques jours, les tissus se décollaient dès qu’on les mettait en contact avec de l’eau.
Une fois le tout ôté, seule la cire blanche restait, laissant apparaître un "moulage" des cavités injectées ; il suffi sait à l’anatomiste de peindre ces dernières en rouge ou en bleu selon qu’il s’agissait de veines ou d’artères.
Mais la pièce la plus remarquable et certainement la plus volumineuse reste sans aucun doute celle qui repose actuellement au sein de l’École vétérinaire de Maisons-Alfort que l’on nomme "Le Cavalier de l’ Apocalypse", évocation du tableau de Dürer qui représente un homme et un cheval disséqués, chevauchant pour l’éternité ! Afin de soutenir l’aspect macabre et lugubre de la mise en scène, le célèbre professeur avait alors disséqué des foetus humains qu’il avait montés sur des moutons formant autour de ce cheval au galop une authentique armée.
Certains racontent que le cavalier aurait été une cavalière dont Fragonard serait tombé amoureux mais après une étude approfondie de l’oeuvre, celle-ci révèle un reliquat de pénis ligaturé qui ne laisse que peu d’incertitude sur sa vraie nature !
L’arrêt du Conseil du Roy du 4 août 1761 autorisa Claude Bourgelat (avocat et amateur de chevaux) à ouvrir une section "École pour le traitement des maladies et des bestiaux" et celle-ci fut la première au monde à ouvrir ses portes le 13 février 1762 faisant de la faculté de Lyon la première École vétérinaire d’anatomie comparée (anatomie humaine et animale).
Connaissant à la fois l’anatomie, la botanique, la pharmacologie et la médecine humaine ou animale, Honoré Fragonard fut recruté par Bourgelat en 1762 comme professeur et démonstrateur d’anatomie à l’ École vétérinaire de Lyon, qu’il dirigea par la suite. Ses tâches étaient multiples, il s’occupait de la pharmacie, de la maréchalerie et de certains travaux comptables concernant les écuries.
C’est en 1765 que Louis XV créa l’École vétérinaire d’Alfort qui eut comme premier directeur et professeur d’anatomie…
Fragonard. Celui-ci réalisa moult dissections et écorchés avec l’aide précieuse de ses étudiants.
En 1792, Fragonard et quelques autres anatomistes eurent l’idée de proposer la création d’un Cabinet national d’anatomie regroupant les créations faites par lui-même durant deux années aux Écoles vétérinaires de Lyon puis de Maisons-Alfort, mais ce projet ambitieux ne vit malheureusement pas le jour. Ses collections furent disséminées notamment entre l’École de santé de Paris et le Muséum d’histoire naturelle. Le peu de reconnaissance qu’on lui manifesta l’ébranla et après s’être réfugié dans une vie bien moins exposée, il fi nit par diriger le service des Recherches anatomiques de l’École de santé de Paris et mourut le 5 avril 1799.
Selon l’inventaire établi en 1795, on a compté plus de trois mille pièces dont environ deux mille consacrées à l’anatomie et à la pathologie. À Fragonard suivit un fameux céroplasticien (1), André-Pierre Pinson à qui l’on doit la célèbre "Tête de femme coupée verticalement", encore visible dans le Cabinet d’anatomie du Duc d’ Orléans, ou le "Système Circulatoire en fil de laiton du nouveau-né".
Puis vint Louis Auzoux, qui, lui, réalisa des écorchés en papier mâché, à partir de 1822. Il présenta son premier exemplaire du "Membre abdominal" à l’Académie royale de médecine puis décida de fabriquer en série ces écorchés dès 1828 afi n de les vendre aux facultés de médecine, aux laboratoires d’anatomie, aux scientifi ques etc.
Le musée de l’écorché existe et la Maison Auzoux pérennise leur fabrication pour les Écoles de médecine. Il se situe en Normandie, à Neubourg (27) et permet d’expliquer la composition du corps humain d’une façon simple et explicite et surtout sans amphibologie ni polémique.
L’histoire mentionne quant à elle plusieurs milliers de dissections attribuées à Fragonard mais la Révolution et son cortège de saccages passèrent par là détruisant la quasi-totalité des pièces réalisées. Pour l’heure, il ne resterait que 21 pièces recensées et attribuées au maître de la dissection dont la technique, même si elle est comprise, n’a jamais pu être reproduite à l’identique…
Régis Narabutin,
H.F.O. Artisan thanatopracteur
(1) La céroplastie est la sculpture en cire colorée principalement utilisée en anatomie et dans les Ateliers des arsenaux de l’Ancien régime. Chaque arsenal employait des ouvriers spécialisés comme des dessinateurs, des ingénieurs, des ébénistes ou des sculpteurs. Sous Louis XIV, l’effi cacité et la qualité de ces artistes étaient de mise afi n de respecter un programme naval ambitieux, représentatif de la souveraineté française sur toutes les mers du monde. Dans chaque arsenal existait un atelier de sculpture dont le rôle était de préparer les éléments décoratifs qui étaient rapportés sur le navire. Pour leur réalisation, le sculpteur utilisait du bois, de la terre ou de la cire dont la fi nesse était souvent supérieure à la pièce sculptée qui ornait le navire. Ces modèles en cire, dont les plus vieux datent de 1750 sont restés intacts alors que les originaux en bois reposent dans la plupart des cas au fond des océans. Une fois le modèle réalisé en cire, il servait d’exemple et était finalement sculpté en bois et plus particulièrement dans du noyer, du tilleul ou du pin avant d’être assemblé à l’aide de tenons et de mortaises (parfois collé et clouté). Les plus prestigieux étaient peints et dorés. |
Sources : Le Monde des corps, Gunther von Hagens, le Musée de Maisons-Alfort et le Musée de l’Écorché d’anatomie. Paul Clerc fut amené à pratiquer la méthode Gunther von Hagens dans les années 80 lors de travaux en laboratoire et plus récemment le Professeur Jean-Michel Prades, depuis 1995 est amené à la pratiquer au sein de la Faculté de médecine de Saint-Étienne. À ce propos, des spécimens avaient été montrés dans cette faculté en juillet 2000. http://www.artezia.net/art-graphisme/art/vonhagens/vonhagens.htm http://www.musee.vet-alfort.fr/Site_Fr/txt1ecor.htm http://www.frenchwayofl ife.net/fr/site.asp?ref=ecorche http://pagesperso-orange.fr/laure.gigou/_private/histmus/08_histoire_musees.htm |
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