Cour d'appel de Paris, Pôle 01 ch. 03, 12 juin 2019, n° 18/24402

Dans cette affaire, la société G. se présente comme étant à la tête d'un réseau d'entreprises de pompes funèbres exploitant sous l'enseigne R.

Plusieurs des sociétés membres de son réseau appartenant au groupe de société D lui ont notifié par lettre du 13 avril 2018 leur intention de céder leurs parts et leur fonds de commerce à la société X laquelle se présente comme exerçant une activité similaire sous l'enseigne "Y" dans le cadre d'un réseau mutualiste d'entreprises funéraires.

Soupçonnant des agissements de concurrence déloyale de la part de la société X et une violation des clauses de préemption dont elle bénéficie à l'encontre des sociétés de son réseau, la société G. a sollicité le 15 juin 2018 le président du tribunal de commerce de Paris aux fins de voir autoriser des mesures de constat avant tout procès au visa de l'art. 145 du Code de procédure civile, au siège de la société X, situé ..., aux fins de recueillir tous éléments portant notamment sur les offres émises par la X (et la société A.), les courriers échangés entre les associés et dirigeants des sociétés A. F. AX., X F C, A. F. , d'une part et la X et la société A. V. F. d'autre part, les comptes annuels 2017 desdites sociétés, ainsi que tout contrat de cession ou promesse de vente relatif à l'acquisition par la société X et ou de la société A. V. F. incluant tout ou partie des titres desdites sociétés.

L'ordonnance sur requête a été rendue le 19 juin 2018.

Les opérations de constat se sont déroulées au siège de la société X le 19 juillet 2018.

[…]

Sur ce la cour,

Sur la jonction des affaires enregistrées sous les numéros RG 18/24402 et RG 19/00341;

Il y a lieu d'ordonner la jonction des affaires enregistrées sous les numéros RG 18/24402 et RG 19/00341, qui opposent les mêmes parties et portent sur la mise en œuvre et l'exécution d'une même mesure de constat ordonnée, au visa de l'art. 145 du Code de procédure civile, le 19 juin 2018.

Sur la demande en rétractation de l'ordonnance du 19 juin 2018 ;

Au terme de l'art. 145 du Code de procédure civile, s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé sur requête ou en référé.
En application de l'art. 493 de ce même Code, l'ordonnance sur requête est une décision provisoire rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler la partie adverse.

Il résulte en outre des articles 497 et 561 du Code de procédure civile que la cour d'appel, saisie de l'appel d'une ordonnance de référé statuant sur une demande en rétractation d'une ordonnance sur requête prescrivant des mesures d'instruction destinées à conserver ou à établir, avant tout procès, la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, est investie des attributions du juge qui l'a rendue devant lequel le contradictoire est rétabli.

Cette voie de contestation n'étant que le prolongement de la procédure antérieure, le juge doit statuer en tenant compte de tous les faits s'y rapportant, ceux qui existaient au jour de la requête mais aussi ceux intervenus postérieurement à celle-ci. Il doit ainsi apprécier l'existence du motif légitime au jour du dépôt de la requête, à la lumière des éléments de preuve produits à l'appui de la requête et de ceux produits ultérieurement devant lui. Le juge doit également rechercher si la mesure sollicitée exigeait une dérogation au principe du contradictoire et les circonstances justifiant cette dérogation doivent être caractérisées dans la requête ou l'ordonnance qui y fait droit.

Sur la dérogation au principe du contradictoire ;

Au soutien de la requête présentée au président du tribunal de commerce de Paris le 15 juin 2018, la société G. expose que les 16 et 17 avril 2018 elle a reçu cinq courriers datés du 13 avril 2018 par lesquels les sociétés A. F. AX., X F C, A. F. , et la société pompes funèbres du S (…), anciennement affiliées à son groupe, entendaient céder leurs titres ou leur fonds de commerce à la X ou à la société A. V. F. et qu'elle soupçonne avoir été victime de manœuvres ayant pour but, d'une part de limiter le champ d'application effectif de son droit de préemption et, d'autre part de la dissuader d'exercer son droit de préemption en lui présentant un prix prohibitif de sorte qu'elle serait fondée en sa demande de constat afin d'établir la preuve des manœuvres.

Pour motiver la nécessité de déroger au principe du contradictoire, la requête indique que "les mesures sollicitées par la requérante ont pour objet de recueillir la preuve d'un potentiel mensonge des cédants quant à l'objet du projet de cession, à sa date et aux chiffres impliqués dans le cadre du projet de cession" et que "s'agissant de la recherche de la preuve de dissimulations, ces éléments risquent d'être détruits (notamment s'agissant des e-mails) ou dissimulés en cas de respect du contradictoire: un effet de surprise est donc indispensable.

L'ordonnance sur requête indique par ailleurs que "le respect du droit de préférence implique que son bénéficiaire ait non seulement été placé en mesure d'exercer son droit mais encore que les conditions qui lui ont été proposées ne soient pas moins avantageuses que celles offertes par le tiers s'étant placé en potentiel acquéreur", qu'il est "à craindre que les prix de cession aient été répartis de manière à la dissuader d'exercer son droit de préemption" et "qu'au vu de ces justifications ... le requérant est fondé à ne pas appeler la partie visée par la mesure".
S'il est exact que la simple allégation de la participation d'une société cessionnaire à la violation potentielle d'un droit de préemption par une autre société n'est pas suffisante à justifier de la nécessité de déroger au principe du contradictoire, il ressort de la requête que les éléments susceptibles d'être opérants ont trait aux négociations commerciales qui se sont engagées entre la X et les sociétés affiliés au réseau R., dont les termes et/ou conditions réelles auraient été volontairement dissimulés à la société G. pour faire échec en pratique à l'exercice de son droit de préemption et qu'ils portent pour partie sur des documents tels que des courriels qu'il est particulièrement aisé de supprimer dans une boîte électronique afin d'en empêcher la production en justice.

Au regard de ces éléments, les conditions pour déroger au caractère contradictoire étaient réunies de sorte que la société X sera rejeté du moyen tiré du défaut de satisfaction de cette condition.

Sur le motif légitime ;

L'existence d'un motif légitime suppose que les faits dont la preuve est recherchée sont utiles et de nature à avoir une influence sur la solution d'un litige, et ce faisant ils doivent avoir un lien suffisant avec un litige futur sans qu'il soit exigé du requérant qu'il fasse la preuve du bien-fondé de sa prétention future ou encore de l'absence de toute contestation sérieuse, laquelle ne constitue pas un obstacle à la saisine du juge sur le fondement de l'art.145 du Code de procédure civile dès lors que la mesure sollicitée est justement destinée à apprécier le bien-fondé d'une éventuelle demande.

En l'espèce, il est constant que la société X exerce une activité concurrente de celle de la société G. dans le même secteur et qu'elle est à la tête également d'un réseau de sociétés exerçant sous l'enseigne "Y".

Il n'est également pas contesté que plusieurs sociétés initialement rattachées au réseau de la société G. , bénéficiaire envers elles d'une clause de préemption, ont informé cette dernière, par un courrier du même jour le 13 avril 2018, des projets de cessions de leurs titres et/ou de leur fonds de commerce à la société X ou à sa filiale la société A.

Dès lors, la société G. , qui soupçonne des agissements déloyaux, est légitime à vouloir établir par les éléments de preuves recherchées si le droit de préemption dont elle se prévaut a bien été mis en œuvre dans des conditions lui permettant de l'exercer effectivement étant observé que la mesure sollicitée est aussi utile en ce qu'elle porte sur des éléments de preuve relatifs aux négociations entre ses anciens affiliés et un tiers, la société X, dont elle ne peut avoir connaissance par un autre moyen.

À cet égard, il n'appartient pas à ce stade à la cour, saisie d'un recours à l'encontre d'une mesure autorisée sur le fondement de l'art. 145 du Code de procédure civile, de se prononcer sur la légalité de la clause de préemption invoquée, ou même sa qualification, étant observé qu'en tout état de cause, la société G. R. E. soupçonne la société X de s'être rendue complice de sa violation, ce qu'il appartiendra au seul juge du fond d'apprécier, de même que l'atteinte ou non au principe de la liberté du commerce et de l'industrie.
Au regard de ces éléments, la société G. justifie d'un motif légitime au sens de l'art. 145 du Code de procédure civile.

Sur l'étendue de la mesure ordonnée ;

Il appartient au juge des requêtes, comme à la cour, d'apprécier l'étendue de la mesure de constat au regard des faits de l'espèce et de déterminer et modifier le cas échéant en conséquence la mission de l'huissier.

À cet égard, si l'usage de mots clés est de nature à encadrer les mesures de constat, encore faut-il que les mots clés puissent être justifiés par les circonstances de la cause et que soit précisé en quoi chaque mot clé visé dans la requête est pertinent au regard de la nature et de l'objet des informations recherchées.

Ainsi, l'utilisation de termes génériques et vagues susceptibles de renvoyer à un nombre illimité de documents sans rapport direct avec l'objet de la recherche ou même l'utilisation à titre de mots clés du nom de sociétés ou de personnes physiques pouvant conduire à toucher un nombre indéfini de personnes sans nécessaire lien établi avec l'objet de la requête, doit conduire à considérer que la mission de l'huissier de justice n'est pas proportionnée à l'objectif poursuivi, surtout lorsque le constat n'est pas cantonné quant à son objet à une période circonscrite dans le temps.

En l'espèce, il convient de constater que la mission de l'huissier de justice consistant à rechercher tout contrat de cession ou promesse d'achat ou de vente relatif à l'acquisition par la X ou la société A. incluant les titres des sociétés A. F. AX., X F C, et/ou les titres et fonds de commerce exploités par les sociétés A. F., et pompes funèbres du S répond de manière précise à l'objectif poursuivi en ce qu'elle porte sur les négociations qui ont conduit ces sociétés à rejoindre le groupe dirigé par la société X et que ces conditions sont susceptibles d'affecter la clause de préemption dont la société G. bénéficie. Il en est de même de la mission portant sur les documents relatifs aux comptes annuels pour l'année 2017 des sociétés anciennement affiliées à la société G.

En revanche, la mission de l'huissier portait également sur la recherche de tout courrier papier ou électronique dont M. Z D I, serait expéditeur, destinataire ou destinataire en copie et ayant pour auteur ou destinataire une personne ayant "X" ou "Y" ou encore A. (...) dans son adresse (postale ou électronique) et ou dans sa signature et contenant l'un ou plusieurs des mots clés suivants :

[…]

S'il peut être considéré que la recherche de tous les courriers dont le dirigeant du groupe X est l'expéditeur et /ou le destinataire qui comportent la mention des sociétés A. F. AX., X F C, A. F. , pompes funèbres du S., répond à l'objectif poursuivi dès lors que les projets de cession ont visé ces sociétés, il n'est nullement explicité dans la requête du lien entre les autres mots clés figurant dans la liste et cet objectif, outre que des mots clés tels que "prix" et "montant" sont en soi trop génériques et ne permettent pas de garantir l'accès à des documents pertinents au regard de l'objectif poursuivi.
À cet égard, il importe peu que les mesures d'investigation n'ont finalement amené l'huissier de justice à retenir au terme de son procès-verbal que 26 éléments dont 17 courriels, le résultat de la sélection ne préjugeant pas du caractère disproportionné de la mission initialement fixée et tend bien au contraire à établir que les éléments consultés n'étaient pour la plupart pas pertinents et n'avaient dès lors pas lieu d'être l'objet de la mesure d'instruction.

Si ces éléments ne sont pas de nature à emporter la rétractation de l'ordonnances alors que le juge des requêtes a pris soin d'ordonner leur séquestre entre les mains de l'huissier de justice, ils justifient en revanche que l'étendue de la mission de l'huissier en soit modifiée par le retrait de la liste desdits mots clés.

Il y a lieu en conséquence d'ordonner, non la rétractation, mais la modification de la mission de l'huissier en supprimant de la liste visée par l'ordonnance du 19 juin 2018, les mots clés visés dans le dispositif de la présente décision, de dire que la mesure d'instruction ne peut conduire à remettre à la société G. les courriers dont M. Z D I, serait expéditeur, destinataire ou destinataire en copie, et contenant l'un ou plusieurs des mots clés précités et d'ordonner en conséquence parmi les 37 courriels isolés issue de l'adresse électronique de M. D I par l'huissier de justice au terme de son procès-verbal du 19 juillet et 9 août 2018 en exécution de l'ordonnance sur requête du 19 juin 2018, la destruction des courriels comportant l'un de ces mots clés.

Le surplus des demandes de la société X sera rejeté.

Sur la nullité des opérations de constat après 21 heures ;

La société X soutient que les opérations de constat sont nulles car elle contreviennent aux dispositions de l'art. 664 du Code de procédure civile en vertu duquel les significations ne peuvent être faites avant 6 h et après 21 h et que le juge des requêtes n'a pas autorisé qu'il soit dérogé à cet article.

Cependant, l'art. 664 du Code de procédure civile, qui précise qu'aucune signification ne peut être faite avant six heures et après vingt et une heure, ne s'applique qu'à l'acte de signification par l'huissier de justice et n'a pas vocation à régir la poursuite d'une mesure d'exécution commencée avant vingt et une heure.

En l'espèce, il n'est pas contesté que la signification de l'ordonnance sur requête du 19 juin 2018 à la société X a été diligentée le 19 juillet 2018 à 10 h 52 de telle sorte que les prescriptions de l'art. 664 du Code de procédure civile ont été respectées et que la poursuite des opérations de constat après 21 heures, sans au demeurant que la société X ne s'y soit opposée, n'entache pas ces opérations de nullité.

Il convient en conséquence de rejeter cette demande.

Sur les frais et dépens ;

Le sort des dépens et de l'indemnité de procédure a été exactement réglé par le tribunal de commerce.
À hauteur de cour, chacune des parties succombant partiellement, il y a lieu de laisser à leur charge respective les dépens qu'elles ont exposés en cause d'appel.

Pour les mêmes motifs, l'équité commande de les débouter de leur demande d'indemnité formée au titre de l'art. 700 du Code de procédure civile.

Par ces motifs

Ordonne la jonction des affaires enregistrées sous les numéros RG 18/24402 et RG 19/00341 ;

Confirme l'ordonnance rendue le 21 décembre 2018 par le président du tribunal de commerce de Paris en toutes ses dispositions ;

Confirme l'ordonnance rendue le 16 novembre 2018 par le tribunal de commerce de Paris en ce qu'elle a rejeté la demande en rétractation ;

[…]

Dit en conséquence que la mesure d'instruction ne peut conduire à transmettre à la société G. les courriers dont M. Z D I, serait expéditeur, destinataire ou destinataire en copie contenant l'un ou plusieurs des mots clés précités ;

Ordonne en conséquence parmi les 37 courriels isolés par l'huissier de justice au terme de son procès-verbal du 19 juillet et 9 août 2018 pris en exécution de l'ordonnance sur requête du 19 juin 2018, la destruction, par l'huissier de justice, au frais de la société X, des courriels comportant l'un de ces mots clés ;

Déboute la société X du surplus de ses demandes ;

Déboute les parties de leurs demandes au titre de l'art. 700 du Code de procédure civile;

Laisse à chacune des parties les dépens qu'elles ont exposés en cause d'appel.

Revue juridique n° 6 - Avril/Août 2019

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